Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

"Après le rechazo, le processus constituant chilien en suspens"

Antoine Maillet

 

"Après le rechazo, le processus constituant chilien en suspens"

 

Antoine Maillet

Professeur à la Faculté de Gouvernement de l'Université du Chili

 

Le 4 septembre, l’électorat chilien s’est mobilisé en masse pour voter à une forte majorité de 62% contre un nouveau texte constitutionnel. Élaboré par une Convention Constituante, il venait mettre fin à un régime structuré par la Constitution dite de Pinochet, en place depuis 1980 et réformée depuis, sans avoir pu effacer ce défaut de légitimité d’origine[1]. Les électeurs chiliens sont donc passés de l’approbation à 78% du principe de l’élaboration d’une nouvelle Constitution en octobre 2020 au rejet d’un texte qui proposait entre autres de consacrer différents droits sociaux, de mettre en place une profonde décentralisation, ainsi que reconnaître le caractère plurinational du pays et les droits de la nature. Depuis, beaucoup tentent d’expliquer ce résultat, tandis que les acteurs politiques s’affrontent sur la suite à donner – ou non – à ce processus initié par la révolte de 2019[2].

 

Comprendre ce résultat requiert de le resituer dans une trajectoire d’élections où la participation a amplement varié. Pour ce qui est du referendum, la participation, et donc le nombre absolu des voix exprimées, sont impressionnants, au vu de l’histoire récente. En effet, 13 millions d’électeurs se sont exprimés dans les urnes, soit 86% de participation. Le rechazo a ainsi accumulé presque 8 millions de voix, là où les présidents élus au second tour comme Piñera en 2017 ou Boric en 2021 n’avaient recueilli que 3,8 et 4,6 millions de voix respectivement[3].

 

Cette participation massive était inattendue, malgré le caractère obligatoire du vote, alors que celui-ci est volontaire depuis 2012. Cette disposition passée jusqu’alors relativement inaperçue faisait partie de l’accord du 15 novembre 2019, qui avait posé les bases du processus constituant. Formellement, les citoyens qui ne votaient pas étaient passibles d’une amende, mais aucune campagne en ce sens n’a été menée. On attendait certes une augmentation par rapport aux 55% de participation du second tour en 2021, mais pas d’une telle magnitude.

 

Cette donnée est centrale pour faire sens d’un résultat qui interrompt une trajectoire de changement institutionnel que le Chili avait initiée durant la révolte de 2019. Face aux mobilisations qui ont éclaté le 18 octobre 2019, les acteurs du système politique avaient entrepris de reprendre la main avec l’accord signé le 15 novembre pour la paix sociale et la nouvelle constitution. Il stipulait les différentes étapes du processus constituant à venir et fut ensuite transposé légalement dans l’actuelle Constitution.

 

Cet itinéraire – dont le déroulement fut ralenti par la pandémie de covid 19 - comportait un premier referendum pour demander à l’électorat s’il souhaitait une nouvelle constitution, et quel organisme devrait avoir la charge de la rédiger. Plus de 78% des votants ont approuvé le processus, et qu’il soit mené par une Convention Constitutionnelle élue au suffrage universel. Ce pourcentage était imposant, mais vu d’aujourd’hui, il convient de le remettre en perspective puisque la participation n’a alors atteint que 51%.

 

L’étape suivante était l’élection de la Convention, en mai 2021. L’enjeu principal était de savoir si la droite obtiendrait un tiers des sièges, qui lui permettrait de contrôler l’élaboration d’un texte où chaque article devrait être voté à la majorité des deux tiers. Comme une première surprise dans ce processus, la droite n’a obtenu que 20% des voix et des sièges, donc très loin de cette minorité de blocage, que l’on pensait pourtant acquise. Seuls 42% des électeurs se sont alors déplacés et ont privilégié les candidats indépendants des partis qui, de différentes tendances, ont remporté la majorité des sièges. Ce sont en conséquence des forces diverses, fragmentées et souvent novices en politique qui se sont trouvées en position de rédiger la Constitution. A posteriori, la composition de la Convention est une clé de compréhension centrale du déroulement du processus, et du résultat final. En effet, les conventionnels semblent avoir surestimé le mandat de transformation qu’apparemment leur avait donné ce vote, et ne pas avoir mesuré l’importance du referendum final.

 

Les constituants qui ont formé les majorités des deux tiers nécessaires à l’approbation des articles n’ont pas voulu ou pas su reconnaitre que leur mainmise sur cette assemblée était marquée par les circonstances particulières de leur élection, et restait conditionnée à un referendum final qui obéirait à d’autres règles. Malheureusement, à aucun moment, les travaux de la Convention n’ont inclus une réflexion stratégique sur sa viabilité dans un referendum final où la participation serait de toutes façons plus élevée. L’élection des conventionnels a suscité au contraire un moment d’euphorie pour les gauches chiliennes, qui s’est prolongé jusqu’au 1er tour de l’élection présidentielle de 2021, avec en point d’orgue l’inauguration de la Convention, en juillet 2021, et l’élection à sa tête de la linguiste mapuche Elisa Loncon.

 

Cette absence de vision stratégique a été particulièrement manifeste dans la discussion sur le régime politique, d’abord orientée vers un régime unicaméral, puis qui s’est orientée vers un bicaméralisme asymétrique, dans lequel le Sénat, la chambre actuellement dominante, disparaissait. Cela a eu pour effet de conduire des sénateurs issus de l’ancienne Concertation vers la position du rejet, tandis que d’autres perdaient tout enthousiasme. S’agissant d’acteurs disposant d’importantes appuis politiques au niveau local, la Convention se coupait alors de relais importants.

 

De leur côté, une partie des conventionnels de droite a décidé tôt de ne pas s’impliquer dans les discussions, préférant le dénigrement, parfois alimenté par des propositions radicales telle que la dissolution des pouvoirs de l’Etat, et leur remplacement par une « Assemblée plurinationale des travailleurs et des peuples ». Cette proposition n’a certes pas passé le premier filtre du vote en commission, mais elle est significative des discussions qui ont alimenté les débats dans l’espace médiatique et sur les réseaux sociaux. C’est sur ce terreau que s’est construite ensuite une campagne du rechazo qui a monté en épingle certains sujets en proposant des interprétations de mauvaise foi, voire en basculant du côté de la désinformation. Il en fut ainsi par exemple du sujet des indemnisations en cas d’expropriation, dont les modalités prévues dans le texte soumis à référendum variaient très peu des procédures actuellement en place, mais qui ont ouvert la porte à la crainte que la propriété privée ne soit plus protégée. Cette question de l’accès à la propriété privée a soulevé, semble-t-il, beaucoup d’inquiétude au sein des classes populaires.

 

De même, la plurinationalité, et en particulier la possibilité de systèmes de justice plurinationaux, a représenté un des thèmes de campagne récurrents du rechazo. Même s’il était proposé qu’elle s’applique uniquement à la justice civile, des récits indiquant que n’importe qui pourrait être soumis à une justice spécifique des peuples autochtones ont alimenté des peurs, ancrées dans un imaginaire national pas préparé pour un saut aussi rapide vers la plurinationalité. Après le référendum, de nombreux conventionnels déçus par le résultat ont pointé du doigt les médias et les fake news. Il convient toutefois de constater aussi l’absence d’une communication claire et convaincante des objectifs par les partisans de l’apruebo, et d’une contextualisation dans un récit plus large. Au contraire, le rechazo a pu construire sur le rejet de propositions ponctuelles et clivantes, ce qui en fait un vote pluriel, qui ne représente pas l’adhésion à un projet en particulier, comme essaie de le faire croire une partie de la droite aujourd’hui.

 

Une autre force de cette campagne négative fort bien exécutée a été de réduire au silence les acteurs qui auraient pu miner la crédibilité du rechazo, comme l’ancien président Sebastián Piñera, ou le réduire à une niche d’extrême-droite, comme le candidat présidentiel José Antonio Kast, dont le Parti Républicain a opté de plein gré pour se mettre en marge de la campagne.

 

La défaite de l’apruebo marque-t-elle la fin du processus ? La révolte de 2019 était un moment destituant, auquel devait succéder un moment instituant, qui se trouve suspendu. Le gouvernement ainsi que les forces qui le soutiennent cherchent à lancer un nouveau processus. Dans l’opposition, le Parti Républicain et l’extrême-droite en général y sont clairement opposés, alors que les partis de la droite traditionnelle (Union Démocratique Indépendante et Rénovation Nationale) semblent hésitants. Ceci n’est guère étonnant, car, dans le fond, on en sait encore très peu sur cette masse d’électeurs nouveaux, qui ont rejeté le projet de constitution pour des raisons diverses et sûrement en partie conjoncturelles. Les prochaines semaines seront importantes pour éventuellement relancer un processus, dont on espère que les initiateurs auront tiré les leçons de celui qui vient de se terminer.

 

Quoiqu’il en soit, la Convention constitutionnelle chilienne restera une référence pour projeter des changements en profondeur dans les communautés politiques du continent et au-delà. Certains éléments peuvent inspirer de futurs dispositifs, comme différentes initiatives en matière de participation, par exemple. D’autres aspects serviront plutôt de contre-exemple, comme la distance qui s’est créée entre les conventionnels et leurs électeurs, due en particulier à une année passée à un rythme effréné et à la charge de travail infernal liée à la mise à l’agenda de tant de thèmes en si peu de temps. Il faut espérer que les architectes de futurs processus constituants, au Chili et ailleurs, puissent prendre en compte ces leçons pour parvenir à leurs fins et restaurer le lien endommagé entre les citoyens et la politique.


[1] Claudia Hess, Esteban Szmulewicz, « La Constitución política de 1980 », in Carlos Huneeus, Octavio

Avendaño (dir.), El sistema político de Chile, Santiago, LOM, 2018 p.57-83.

[2] Faure, A., & Maillet, A. (2020), « Chile despertó. Mobilisations sociales et politisation au Chili », IdeAs. Idées d’Amérique, 15, p.1–6.

[3] Données électorales disponibles aux liens suivants : Elección presidencial de Chile de 2017 et Elección presidencial de Chile de 2021. Les données électorales peuvent aussi être consultées au lien suivant.


IHEAL-CREDA 2022 - Publié le 30 septembre 2022 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°69, octobre 2022.

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