Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Édito

De #NiUnaMenos à la Marée verte : l’onde de choc de la « quatrième vague » féministe en Amérique latine

Karine Tinat

 

 

De #NiUnaMenos à la Marée verte :

l’onde de choc de la « quatrième vague » féministe en Amérique latine

 

 

Karine Tinat

Chercheuse au Centre d'études sur le genre au collège de Mexico

professeure invitée à l'IHEAL en 2023

 

 

Chaque année, à l’occasion de la Journée internationale des femmes célébrée le 8 mars, il est très fréquent au Mexique d’entendre des hommes féliciter les femmes. « Bonne fête ! » (¡Feliz día!) profèrent-ils avec un sourire et parfois un bouquet de roses dans les mains, comme s’il s’agissait d’un bis repetita du 14 février. Ce message, erroné, témoigne d’une grave incompréhension ou d’un désintérêt total pour la situation dans laquelle vivent de nombreuses femmes dans le monde entier. Si la lutte en faveur de l’égalité, de la reconnaissance et de l’exercice des droits des femmes constitue le point nodal de ce 8 mars, le réel combat doit être centré sur les inégalités systémiques et structurelles qui perdurent depuis des siècles et traversent les continents.

 

Plusieurs vagues féministes ont déferlé dans le monde pour mener ce combat. La première, qui a commencé dès la fin du XIXè siècle avec une forte mobilisation notamment en Angleterre et qui s’est étendue jusqu’au milieu du XXè siècle, a consisté à faire obtenir le droit de vote pour les femmes. Le suffrage féminin en Amérique latine a été obtenu entre 1927 et 1961, après une période de fortes mobilisations dans chaque pays[1]. Dans les années 1960 et 1970, initiée depuis les États-Unis et l’Europe, la deuxième vague s’est concentrée sur l’acquisition des droits reproductifs et la liberté des femmes à disposer de leur propre corps. Plus institutionnalisée, marquée par une prise en compte de l’égalité hommes-femmes dans les agendas politiques et moins associée à des revendications exprimées dans l’espace public, la troisième vague a correspondu, dans les années 1990 et 2000, à un moment de réflexions sur la pluralité des femmes et des personnes non genrées, sur l’importance de la lutte contre les inégalités dans la vie quotidienne, entre autres questions. Ces trois vagues ont pris naissance aux États-Unis et en Europe.

 

Dans les milieux académiques, le terme de « vague » féministe fait parfois l’objet de débats parce qu’il tend à projeter une image unifiée d’un mouvement forcément hétérogène selon les contextes nationaux. Malgré cela, cette métaphore a la vertu de montrer que les mobilisations féministes s’ancrent dans le temps et s’étendent d’un pays à un autre[2]. Depuis plus d’une décennie, l’Amérique latine joue un rôle principal dans la montée d’une « quatrième vague féministe ».

 

De #NiUnaMenos à la Marée verte

 

En Amérique latine, la quatrième vague a représenté une véritable onde de choc. La lutte contre les féminicides et contre tous les types de violences faites aux femmes représente sans doute l’enjeu principal des mobilisations féministes qui ont retenti ces dernières années sous le hashtag #NiUnaMenos (#PasUneDeMoins). En mai 2015, plusieurs centaines de milliers de femmes argentines sont descendues dans la rue, à la suite d’une série d’assassinats de femmes dans ce pays et en particulier de celui de l’adolescente Chiara Páez (14 ans), enceinte et trouvée morte chez son petit ami[3]. Au Mexique, depuis plus de vingt ans, la rage des femmes rugit face à l’augmentation du nombre de jeunes disparues, souvent retrouvées torturées et assassinées, par exemple à Ciudad Juarez. Aujourd’hui, cette réalité concerne tout le pays. Selon la Commission nationale des droits humains (CNDH), d’après un bilan établi par l’ONU-Mexique, entre dix et onze femmes mexicaines seraient assassinées chaque jour et 97 % de ces cas ne seraient pas résolus[4]. En novembre 2019, le groupe chilien de Las Tesis a réuni les femmes du monde entier autour de sa performance « Un violeur sur ton chemin » (Un violador en tu camino) dont les paroles transmettent l’urgence de réagir contre les violences dirigées envers les femmes et venant du patriarcat (« les policiers, les juges, l’État, le Président » - « los pacos, los jueces, el Estado, el Presidente »). Soudainement, dans toute l’Amérique latine mais aussi dans d’autres pays du monde, les universités, les places publiques et les rues se sont emplies de femmes de tous âges pour reproduire cette performance[5].

 

Cette quatrième vague féministe se caractérise aussi par la lutte pour la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse dont les avancées sont notables depuis une dizaine d’années. L’avortement est légal depuis 2012 pour l’Uruguay, 2020 pour l’Argentine et 2022 pour la Colombie. Au Mexique, en 2021, la Cour suprême de justice de la Nation a déclaré inconstitutionnelle la criminalisation de l’avortement. Depuis lors, neuf des trente-deux États du pays l’ont légalisé en s’ajoutant aux deux autres États (la Ville de Mexico et Oaxaca) qui les avaient précédés. Les mobilisations féministes massives pour cette cause constituent une Marée verte (Marea verde), symbolisée par le foulard vert attaché au poignet ou au cou de toutes ces femmes qui revendiquent le droit à interrompre leur grossesse. Ce mouvement va garder sa force car des pays comme le Chili ou l’Équateur n’ont obtenu, en 2022, qu’un droit à l’avortement en cas de viol ou de danger pour la mère.

 

Ces cinq dernières années, les universités ont aussi été le théâtre de grandes mobilisations féministes. C’est le Chili qui a donné le ton dès le printemps 2018 à travers le mouvement Mai féministe (Mayo feminista) dont l’objectif a été de réclamer aux autorités universitaires de sanctionner tout étudiant ou professeur, auteur et responsable de harcèlement ou abus sexuels envers des étudiantes. Inspiré de #MeToo, ce mouvement s’est reproduit de façon presque simultanée dans d’autres pays d’Amérique latine. Au Mexique, par exemple, dans un grand nombre d’universités de Mexico et d’autres villes, des collectifs d’étudiantes se sont soulevés pour protester et exiger que justice soit rendue contre des agresseurs dans leur espace académique. Dans leur répertoire d’action, certains modes d’intervention ont eu un grand retentissement comme les dénonciations par affiches accrochées sur des cordes à linge tendues et/ou sur les différents réseaux sociaux.

 

L’Amérique latine, protagoniste de la quatrième vague

 

La quatrième vague féministe représente un moment historique pour l’Amérique latine qui s’y pose en protagoniste. Cela ne signifie pas que le mouvement n’est pas présent dans d’autres régions. On se souvient de la Manifestation des putes (Slut Walk) qui, en 2011 à Toronto, n’a pas mobilisé seulement les travailleuses du sexe, mais toutes les femmes qui voulaient protester et affirmer que rien ne justifie la violence sexuelle envers elles, pas même le port d’une mini-jupe. En 2014, ONU-Femmes a lancé, avec la jeune actrice Emma Watson, la campagne HeForShe qui a traversé les frontières[6]. En novembre 2016, s’est formé le mouvement Non Una Di Meno (« Pas une de moins ») en Italie. Les Islandaises ont fait massivement grève en 2018 pour réclamer la réduction des écarts de salaire avec les hommes. Et ces exemples pourraient être multipliés.

 

Tout au long des dix dernières années, les femmes latinoaméricaines ont exprimé une exaspération maximale face à la persistance de l’insécurité et des violences qu’elles subissent et dont l’issue fatale peut être la mort. Elles mènent également un combat sans relâche pour la légalisation de l’avortement. Cette montée en puissance du mouvement féministe en Amérique latine use de symboles forts, non seulement représentés par les foulards verts, mais aussi les foulards violets qui renvoient, depuis les années 1970, à la lutte pour l’égalité entre hommes et femmes. Chaque année, le 8 mars, dans toutes les grandes et moyennes villes du continent, de l’Argentine au Mexique, les rangs des manifestations s’épaississent de femmes de tous âges, toutes classes sociales et différentes couleurs de peau. Certaines sont féministes et une multitude d’autres, si elles ne s’identifient pas aux collectifs, n’en souhaitent pas moins participer pleinement à la lutte car elles considèrent que l’union fait la force et que les mobilisations sont à un point de non-retour[7].

 

Cela ne fait pas de doute : le 8 mars n’a jamais été une date pour féliciter les femmes. Les hommes doivent s’en souvenir parce qu’aucun vœu ne sera pertinent ni tolérable tant que les femmes n’auront pas obtenu le droit de vivre en paix, dans des environnements exempts de discrimination et de violence de tous types. C’est à cette condition qu’elles pourront se développer en tant que personnes autonomes et dotées des mêmes possibilités que les hommes dans tous les domaines : social, éducatif, professionnel, culturel, politique… Ce combat contre les inégalités qui régissent les rapports entre hommes et femmes doit être poursuivi parce qu’entre autres raisons d’ordre structurel, trop de femmes latino-américaines sont insérées dans une « dynamique de la pauvreté »[8] et des contextes sociaux d’oppression.


[1] À ce sujet, pour le contexte argentin, voir l’éditorial précédent de la Lettre de l’Iheal-Creda : Debora Gorban, « “Si nos vies ne valent rien, produisez sans nous” : une lecture féministe du 8M en Argentine », 28 février 2023. Le droit de vote des femmes a été obtenu aux dates suivantes : Uruguay, 1927 ; Équateur, 1929 ; Brésil, 1932 ; Bolivie, 1938 ; Salvador, 1939 ; Panama, 1941 ; République dominicaine, 1942 ; Guatemala, 1945 ; Argentine et Venezuela, 1947 ; Chili et Costa Rica, 1949 ; Haïti, 1950 ; Mexique, 1953 ; Colombie et Honduras, 1954 ; Nicaragua et Pérou, 1955 ; Paraguay, 1961.

[2] Bibia Pavard, « Faire naître et mourir les vagues : comment s’écrit l’histoire des féminismes », Itinéraires [en ligne], no 2, 2017, 2018. DOI : 10.4000/itineraires.3787

[3] Dora Barrancos, Historia mínima de los feminismos en América Latina, El Colegio de México, Ciudad de México, 2020, p. 222-223.

[4] CNDH, “La CNDH ante la pandemia por COVID-19” in Contra las violencia todas 2022, 2022, Consulté en ligne le 20 mars 2023. https://www.cndh.org.mx/documento/la-cndh-ante-la-pandemia-por-covid-19.

[5] À titre d’exemple, la performance « Le violeur sur ton chemin » sur la place centrale de Mexico. [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=_EhQ_Ha1sTI

[6] Marta Lamas, Dolor y política. Sentir, pensar y hablar desde el feminismo, Océano, México, 2021, p. 29.

[7] Dora Barrancos, op.cit., p. 213-258

[8] Selon l’expression de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), in Marta Lamas, « La “marée verte” féministe en Amérique latine », Alternatives Sud, Violences de genre et résistances, Syllepse, Paris, Trimestriel, 3e tr., 2021, p. 119.


IHEAL-CREDA 2023 - Publié le 31 mars 2023 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°74, avril 2023.

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