Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

De quoi les manifestations brésiliennes de juin 2013 furent-elles le nom ?

par João S. Whitaker F. (Université de São Paulo), 27 juillet 2013

Les manifestations de juin dernier au Brésil ont surpris la plupart des observateurs étrangers, accoutumés à associer le pays à une certaine euphorie en raison d’un scenario démocratique ininterrompu depuis une trentaine d’années, d’un leader populaire et charismatique (Lula) auquel a succédé une ex-combattante contre la dictature (Dilma Rousseff) et d’une croissance économique ayant permis une redistribution relative des richesses (surtout dans les régions les plus pauvres du Nord et du Nord-Est) malgré la crise internationale. Ce n’est donc pas sans étonnement que l’on vit soudainement des milliers de manifestants occuper les rues (d´abord à São Paulo et à Rio, puis dans toutes les autres grandes villes du pays) afin de protester au départ contre un fait assez insignifiant : l´augmentation de moins de 10 centimes d´euro du prix des transports publics. De fait, de nombreux Brésiliens ont également été surpris par cette mobilisation que l’on peut interpréter, au péril d´une certaine simplification, à l’aune de trois phénomènes superposés.

Premièrement, les contradictions des gouvernements Lula-Dilma doivent être signalées. S´il a indéniablement promu une gestion tournée vers les questions sociales et tenté de diminuer, par des politiques d´assistance aux plus démunis, les niveaux de pauvreté extrême, le Parti des Travailleurs (PT) a non seulement accepté de fonctionner selon les structures traditionnelles du pouvoir politique pour conquérir la présidence de la République en 2002, mais surtout les a maintenues. Il est devenu l’acteur parmi d’autres d’un système politico-électoral corrompu, dépendant de lobbies et de relations de faveurs en tout genre, dans toutes les sphères de gouvernance et tout spécialement au niveau des communes. Incapables de promouvoir les politiques de logement, d’éducation, de santé, de transports ou d´aménagement dont la Constitution de 1988 les a rendues responsables, les quelque 5 000 communes (et surtout les moins grandes) dépendent encore largement des faveurs politiques et des transferts financiers des Etats et du gouvernement fédéral. Même dans les grandes villes, la gouvernabilité est compromise par un système politico-partidaire pyramidal, personnaliste et clientéliste, qui repose sur une logique d´investissements publics privilégiant exclusivement les plus riches et non pas l´ensemble de la population ou les plus démunis. Si le Brésil paraît avoir atteint le niveau des pays développés sous certains aspects, il n’en demeure donc pas moins singulièrement dépourvu d´assainissement urbain dans les villes, de logements (dont il manque près de 6 millions d´unités) et de systèmes publics de santé, d´éducation et de transports (un domaine où la précarité le dispute à l’inefficacité). Face à cette réalité, le PT a confondu croissance avec développement et nettement favorisé l´essor économique du secteur privé aux dépens de politiques publiques à la fois universelles et structurelles. Des banques jusqu’aux grandes entreprises du bâtiment en passant par celles du marché privé de la santé, tout le monde y a trouvé son compte – surtout lorsqu’ont surgi les mégaprojets convertis par le gouvernement en étendards de modernité que sont la Coupe du Monde de football (2014)  et les Jeux Olympiques de Rio (2016). A ceci près que les stades rutilants et les chantiers d´infrastructure qui y sont liés, couplés à d’importantes opérations immobilières, ne résolvent en rien les besoins réels éprouvés par une majorité de la population. 

Tout cela n´est pas réellement nouveau si ce n’est que les étudiants de classe moyenne appartiennent aujourd’hui à une génération qui, pour la première fois, a grandi après la fin de la dictature, au sein d´une démocratie ménageant  liberté d´opinion et accès à l´information, et qui a bénéficié des mêmes réseaux de communication ayant alimenté il y a peu de temps, de l´autre côté du monde, le printemps arabe. Et c´est là le deuxième phénomène contribuant à expliquer les manifestations de juin : cette jeunesse ont une autre vision de ce que devraient être les politiques publiques et ne comprennent ni les logiques archaïques de la politique locale ni pourquoi la septième économie du globe doive encore vivre avec tant d´inégalités, de violence et de corruption. Ce sont donc les jeunes de la classe moyenne étudiante des grandes villes, les plus politisés, qui ont déclenché les manifestations en faisant de l´augmentation des tarifs le prétexte pour protester contre le chaos des transports publics et contre des politiques d’aménagement qui continuent à ne favoriser que les utilisateurs d´automobiles malgré la paralysie chronique de tous les grands espaces urbains. A partir de là, la protestation a rapidement sauté le pas vers des revendications plus amples attestant l´incompréhension de cette génération eu égard aux politiques publiques inefficaces, aux dépenses abusives autour de la Coupe du Monde ou à la corruption endémique du système politique. Les gouvernements des Etats de São Paulo, Rio de Janeiro et du Minas Gerais ayant réagi aux premières manifestations avec une violence démesurée, il n´en fallait pas davantage pour que cette jeune génération, sentant l´injustice d´une telle réaction face à l´honnêteté et le bon sens de leurs revendications, en appelle à la mobilisation non plus de quelques milliers, mais de millions de manifestants dans tout le pays à l’heure où les caméras du monde entier convergeaient vers le Brésil qui accueillait la Coupe des Confédérations de football. D’un certain point de vue, on peut ainsi considérer les manifestations de juin 2013 comme une leçon de citoyenneté dispensée aux vieilles générations de politiciens qui ont d’ailleurs été largement déroutées un mouvement dont elles ont peiné à saisir le sens.

Droits réservés

C´est précisément ici qu’intervient le troisième phénomène explicatif. Le Brésil se caractérise en effet par une extrême concentration du pouvoir économique et des médias entre les mains d’élites conservatrices – celles-là mêmes qui ont fait de Lula puis de Dilma (ainsi que du peu de politiques sociales qu´ils ont promu) leurs pires ennemis. Les médias brésiliens sont dominés par cinq ou six grands groupes qui, pour la plupart, appartiennent aux familles d’une élite politique et économique traditionnelle capable de mettre en déroute les valeurs démocratiques pour faire valoir ses intérêts. Dès que celle-ci a perçu le potentiel de fragilisation du gouvernement que portaient en elles les manifestations et alors même que Dilma était demeurée très populaire depuis son élection, elle n´a pas hésité. Si la presse et la télévision réagirent de manière intransigeante au premier jour du mouvement en parlant de vandalisme et en invoquant l´intervention énergique des forces de l´ordre, tout changea en l’espace de vingt-quatre heures. Pour les médias, il ne s’est soudainement plus agi de vandales qui saccageaient l’espace urbain, mais d’un « mouvement patriotique et civique » qui prenait forme. Et même si les affiches et autres revendications pointaient du doigt non pas telle ou telle personnalité politique, mais toute la corruption du système (en mettant l’accent sur les députés et les sénateurs) et l´inefficacité des politiques publiques municipales, les médias ont livré une tout autre interprétation : c’est à un mouvement « anti-Dilma » que l’on avait désormais à faire. Durant deux jours, on entendit une litanie d’appels patriotiques à la mobilisation et d´analyses politiques démontrant la « défaillance totale » du gouvernement Dilma, devenu le responsable naturel de tout ce qui survenait. Sur les réseaux sociaux, des mouvements anti-démocratiques anonymes et éminemment suspects ont fait surface, suggérant parfois des actions radicales contre la présidente. Dans les rues, des provocateurs professionnels et groupes crypto-fascistes en tout genre enchainèrent les actions violentes sans que la police n’intervienne réellement. Durant ce temps, les médias galvanisaient les manifestants en leur demandant de chasser de la rue ceux qui brandissaient des drapeaux rouges car la place était désormais au drapeau national. 

Droits réservés

Face à ce retournement de situation qui fleurait presque le coup d´Etat, les mouvements étudiants qui avaient initié les manifestations se retirèrent immédiatement, surpris par l´attitude des médias et conscients d’être instrumentalisés par des groupes d’intérêt qui leur étaient étrangers, mais également victorieux puisqu’ils avaient obtenu l´annulation des nouveaux tarifs dans les transports. Notons au passage que ces mouvements ont témoigné de quelque chose de neuf dans l’histoire sociale du Brésil en ce qu’ils étaient indépendants de tout parti politique, s´organisèrent en réseaux horizontaux et ne prirent pas la peine de désigner des leaders spécifiques. Du côté gouvernemental, la présidente Dilma n´a pas profité des manifestations pour engager une révision critique des options libérales et favorables au marché de son gouvernement, mais elle a cependant réagi rapidement dans un discours où elle renvoya chacun à ses responsabilités et ne nia à aucun moment l’importance de la protestation. Elle a également suggéré la convocation d’un referendum portant sur la réforme politique, ce qui apparaît comme une initiative louable et nécessaire si l’on veut en finir avec les mécanismes viciés de la politique nationale, mais que les députés ont toujours refusé de promouvoir de peur de perdre leurs privilèges. Ainsi Dilma Rousseff a-t-elle en quelque sorte renvoyé la responsabilité du futur aux députés. Enfin, les médias se sont vus d’autant plus vite contraints de faire machine arrière que la relève des manifestations initiales a été prise par des mouvements plus traditionnels (syndicats, mouvements de sans-logement émanant de la périphérie des grandes villes, etc.)  et de groupes sociaux qu´ils avaient toujours ignorés et ne pouvaient pas décemment associer au « mouvement civique et patriotique » qu’ils avaient inventé. Un mois après la fin des manifestations, tout se passe finalement comme si le statu quo ante avait été rétabli à la nuance près que la popularité de la présidente en exercice a considérablement chuté, un an avant les élections pour lesquelles elle était et demeure toutefois encore la grande favorite. Objectif atteint pour les médias. Il reste à savoir quand les jeunes, se sentant manipulés et trompés par les députés, occuperont à nouveau les rues pour exiger la réforme politique immédiate.