Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Police, économie, politique: au Brésil, rien ne va plus

 Police, économie, politique, au Brésil, rien ne va plus.
Le gouvernement de Michel Temer continue à affronter une crise politique de laquelle il est né mais qu'il semble impuissant à résoudre.

Par François-Michel Le Tourneau, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre de Recherche et de Documentation des Amériques

Publié dans Le Huffington Post, le 14 décembre 2016.

 

Les crises continuent au Brésil. Sur le plan économique, les espoirs de reprise ne se sont pas encore concrétisés et la récession continue. Depuis 2014 le PIB brésilien a perdu plus de 10%, du jamais vu, même durant la "décennie perdue" des années 1980-90. Plusieurs Etats de la Fédération sont en faillite chronique, payant irrégulièrement les salaires de leurs fonctionnaires et réduisant drastiquement les services à la population. Deux d'entre eux, Rio de Janeiro et Rio Grande do Sul ont déjà décrété un état d'urgence financier qui leur redonne un peu d'oxygène à court terme mais qui dit à quel point leur situation est dégradée.

Le gouvernement de Michel Temer, lui, continue à affronter une crise politique de laquelle il est né mais qu'il semble impuissant à résoudre. Sans résultat probant sur le plan économique, il n'a aucun moyen de contrer le procès en illégitimité que lui font de très nombreux citoyens. Il y a peu il a dû une fois de plus se débattre dans des affaires de corruption interne avec la démission du ministre Geddel Vieira Lima, accusé de plus se préoccuper d'utiliser sa fonction pour valoriser son patrimoine foncier et celui de sa famille que de servir l'état. Une affaire de plus dans un gouvernement déjà éprouvé à plusieurs reprises, ce qui confirme de très nombreux Brésiliens dans l'idée que rien ne change à Brasília.

Cette impression est encore confortée par les manœuvres douteuses du Congrès face au tsunami que représente pour lui la fameuse "opération Kärcher" de la police fédérale. L'un des politiciens les plus influents de Brasília, Romero Jucá, lui aussi débarqué du gouvernement Temer, avait été surpris dans des écoutes indiquant que l'objectif principal du changement de gouvernement était "d'arrêter l'hémorragie". Malgré la tentation, le pouvoir exécutif semble beaucoup trop scruté pour pouvoir reprendre la main et faire cesser les investigations gênantes. Le nouveau président Temer sait que le moindre geste trop visible en ce sens signifierait sans doute la fin pour lui.

Alors députés et sénateurs, qui tombent les uns après les autres sous le jet du Kärcher, ne comptent plus que sur eux-mêmes. Il y a quelques semaines ils ont tenté de voter une loi qui amnistierait les commissions occultes et les caisses noires "dont le but était le seul financement de la vie politique". Comme il est très difficile de savoir exactement à quoi sert l'argent détourné, presque tout le monde aurait pu se parer de cette excuse et éteindre les poursuites judiciaires. Mais la ficelle était trop grosse et la manœuvre n'est pas passée.

Il y a deux semaines, nouvel effort. L'assemblée nationale devait examiner le "paquet anticorruption", un ensemble de mesures proposées par des juges pour moraliser la vie publique, appuyé sur une pétition population de 2,5 millions de signatures. A la faveur de la nuit, plusieurs amendements ont subtilement mutilé le texte, retirant une bonne partie des mesures proposées et ajoutant une mesure qui punissait les juges qui "feraient de l'excès de zèle ou entreprendraient des poursuites indues". Clairement une arme de chantage contre le pouvoir judiciaire, reçue comme telle par les intéressés. Les réactions très fortes n'ont pas pour le moment entraîné de marche arrière: le texte suit désormais au Sénat où il sera examiné (probablement avec faveur...) sous peu. Désabusé, un caricaturiste brésilien a signé un dessin révélateur où l'on peut lire: "le Brésil est si corrompu qu'il corrompt même les mesures anticorruption"...

Pas sûr que ces manœuvres de couloir suffisent cependant, alors que c'est désormais le plus haut niveau de l'Etat qui se trouve sous la mire des juges et des procureurs. Ainsi le président de Sénat vient d'être lui-même mis en examen, déclenchant une crise des pouvoirs sans précédent. Après une tentative pour le démettre, les juges du tribunal suprême ont décidé de simplement le retirer de la ligne de succession à la tête de l'État (le président du Sénat est en effet actuellement le troisième personnage de l'Etat après le président de la République et le président de l'assemblée nationale, en cas d'empêchement des deux premiers c'est lui qui gouvernerait). Solution mi-chèvre mi-chou probablement adoptée car le mandat arrive à sa fin dans quelques mois, si bien que Renan Calheiros ne sera selon toute probabilité plus en exercice (même s'il sera toujours sénateur) au moment de son jugement. Au-delà de la crise, la manière dont la plupart des élus, gouvernement et opposition confondus, se sont levés en défense de leurs collègues députés ou sénateurs dans ces diverses occasions est symptomatique de la crise politique brésilienne.

Plutôt que de promouvoir un changement de système politique et une plus grande transparence de son financement, entre autres réformes indispensables, les politiciens de Brasília semblent avoir choisi de faire le gros dos. Les élections municipales récentes ont certes rebattu les cartes entre partis, mais elles n'ont pas montré de désaffection des Brésiliens par rapport à eux. Le vote blanc n'a pas été trop massif et aucune offre politique alternative ne semble émerger, d'autant moins que le PT, qui représentait justement l'alternative éthique il y a une quinzaine d'années, ne peut plus porter aujourd'hui ce flambeau. De leur côté, les manifestations régulières contre les réformes du gouvernement ne débouchent sur aucune structuration, et les violences (complaisamment soulignées par les médias) permettent de les discréditer en partie.

Le plan gouvernemental semble donc de tenir en serrant les dents jusqu'à ce qu'une embellie économique distraie l'attention du peuple, et d'utiliser autant que faire se peut le pouvoir qui reste pour "faire cesser l'hémorragie", non plus en bridant la police mais en créant de manière préventive des amnisties partielles. Ce n'est évidemment pas à la hauteur des enjeux, mais comme on l'a souvent souligné dans ce blog, ceux qui ont le pouvoir de changer le système sont précisément ceux qui ont le plus à y perdre. Logiquement, ils renâclent...

Reste à savoir si cette stratégie peut résister à l'épreuve des faits. La police et la justice ont encore de très nombreuses cartouches à tirer. La plus grande entreprise de travaux publics du Brésil vient de sceller son accord de "dénonciation primée" qui va lui permettre de limiter les dégâts financiers des poursuites en cours et, surtout, de conserver son accès aux indispensables marchés publics en échange de confessions détaillées de tous ses dirigeants. Au vu de la taille de l'entreprise Odebrecht, du nombre de marchés qu'elle a obtenus et de son entregent dans le monde politique du Brésil, il est clair que tous les partis vont être mis en cause, et probablement sur des sommes encore plus astronomiques que celles qui ont déjà été divulguées. Déjà des fuites mettent fortement en cause le Président Temer et le président du Sénat, encore lui, est de nouveau l'objet d'une enquête du Ministère public.

Pas sûr que le garrot que le Congrès tente de poser soit de taille à lutter contre ces nouvelles hémorragies...

 

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