Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

La fin du castrisme

Stephane Witkowski

 

 

"La fin du castrisme ?"

 

Par Stéphane WITKOWSKI,

Président du Conseil d'orientation stratégique de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine

président du Conseil de gestion de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine 

 

  

Délégation du patronat français invité pour assister au défilé du 1er mai aux côtés de Fidel Castro - 1998.

 

Du 8ème Congrès du Parti Communiste cubain qui s’est tenu du 16 au 19 avril 2021, la presse française a surtout retenu la retraite de Raul CASTRO autour d’une interrogation sur « la fin du castrisme ». Or, ni les enjeux de fond, ni les singularités du nouvel équilibre institutionnel ou la transformation rapide de la société cubaine n’ont été mis en exergue. L’influence d’Internet, le rôle des réseaux sociaux et l’informatisation accélérée de Cuba constituent pourtant l’un des facteurs majeurs d’évolution, voire de transformation du pays. Face au chantier des réformes déjà en cours ou à venir, la nouvelle équipe dirigeante devra répondre aux défis posés par cette nouvelle donne multidimensionnelle, politique, sociétale, économique, technologique et géopolitique. La toile de fond demeure immuable avec un joug imposé par le blocus/embargo depuis 1962, des lois extraterritoriales aussi illégales que pénalisantes et la mise en œuvre de 240 mesures contraignantes de Donald TRUMP contre l’île, toujours en vigueur. L’élection de Joe BIDEN n’a, pour le moment, rien changé.   

 

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            S’il est exact que le départ de Raul CASTRO représente une « page qui se tourne » d’un point de vue symbolique, cette nouvelle n’en était pas moins annoncée et très minutieusement préparée. C’est le point d’orgue d’un processus de « transition générationnelle » parfaitement orchestré ! L’élection de son successeur Miguel DIAZ - CANEL, en tant que Premier Secrétaire du Parti confirme la consolidation de l’exécutif, dès lors qu’il cumulait déjà la Présidence du Conseil d’État (élu en 2018) et de la République (élu en 2019). Le choix de la date de ce 8ème Congrès n’est pas le fruit du hasard. Même s’il intervient tous les cinq ans, il a correspondu, très précisément au 60ème anniversaire, de la victoire politique et militaire de Fidel CASTRO lors du débarquement des mercenaires de la Baie des Cochons le 17 avril 1961 et de la proclamation du « caractère socialiste » de la Révolution.

 

Rouage majeur dans le dispositif institutionnel, le congrès du Parti est « la force dirigeante de la société et de l’État » consacrée par l’article 5 de la nouvelle Constitution. Celle-ci avait déjà fait l’objet d’un référendum constitutionnel le 24 février 2019 et avait été approuvée par 87% des Cubains. Il avait été précédé d’une vaste consultation populaire, sur la base de nombreux débats au niveau national et provincial, au sein des entreprises, des écoles, des universités et des quartiers notamment. L’importance de cette participation populaire directe au pouvoir constituant mérite d’être soulignée. Sur le fond, plusieurs innovations avaient été introduites dans la Loi fondamentale, modifiant les équilibres internes et précisant les règles du jeu au sein des institutions et de l’appareil d’État (institution d’un Premier Ministre, limitations d’âge pour les candidats aux hautes fonctions des dirigeants du pays, décentralisation). Sur le plan économique, le rôle du marché, de la propriété privée et des investissements étrangers et des précisions sur le statut des différentes formes de propriétés économiques étaient actés.

 

 Vu de l’extérieur, la vision d’un « Parti unique » qui s’opposerait au « multipartisme » dans une démocratie représentative classique, mériterait d’être nuancée. La dimension « unique » du Parti est directement liée à la défense de la souveraineté nationale du pays, une préoccupation constante de l’exécutif face aux agressions extérieures. Le parti communiste a été refondé sous cette forme actuelle en 1965. Pour les dirigeants cubains, il s’inscrit dans la pensée de José MARTI (1853 – 1895), l’un des pères de l’indépendance de Cuba, fondateur du Parti révolutionnaire cubain.  Bien qu’unique, le parti est loin d’être monolithique, il est traversé par des débats internes, mais qui n’apparaissent pas dans les médias officiels et dépassent parfois les clivages entre « modernisateurs – réformateurs » et « historiques - conservateurs ». Ce paysage politique interne est complexe et subtil, on ne saurait le réduire à une lutte d’influence entre les « anciens » et les « modernes ».

 

   

Fidel Castro salue la délégation du patronat français (...)

(...) Place de la Révolution, La Havanne - 1998.

 

            Sur le plan économique et dans une conjoncture très difficile pour le pays, les projets sont complexes, dans le sillage des réformes déjà engagées : unifier la monnaie, réduire la dépendance agro-alimentaire et énergétique, renforcer un embryonnaire secteur privé, donner de nouvelles marges de manœuvre au secteur agricole, renforcer l’attraction des investissements étrangers, réduire la voilure d’un État « paternaliste » et les phénomènes de petite corruption locale.

 

On notera aussi une attention plus soutenue aux « institutions religieuses et fraternelles », aux droits des femmes avec l’appui de la Fédération des femmes cubaines et la lutte contre les discriminations pour l’orientation sexuelle et en faveur des questions d’identité de genre. Un code de la famille est en cours de préparation. La fille de Raul CASTRO, Mariela CASTRO ESPIN, très engagée en faveur des droits LGBTQIA+ entend poursuivre son action militante à la direction du Centre national d’éducation sexuelle (CENESEX) à Cuba et à l’étranger.

 

Les relations entre l’Église catholique cubaine et le pouvoir se sont normalisées et renforcées depuis la visite historique du Pape Jean – Paul II en 1998. Son apostrophe a été prophétique : « Que Cuba s’ouvre au monde et que le monde s’ouvre à Cuba ! ». Une relation particulière – y compris épistolaire - s’était nouée entre le Chef de la Révolution cubaine et le pape polonais, parfois présenté comme le « tombeur du communisme ». Recevant l’ambassadeur de Cuba auprès du Saint -Siège qui lui présentait ses lettres de créance, le vieux pape malade et fatigué, l’interpella, d’entrée de jeu : « Comment va Fidel ? ». Les visites successives dans l’île des papes Benoît XVI et François ont été aussi l’occasion de deux événements majeurs dont Cuba a été le centre, même si leurs conséquences médiatiques n’ont pas été les mêmes. Le premier a été l’annonce simultanée du rétablissement des relations diplomatiques entre les États-Unis et Cuba, le 17 décembre 2014, au terme de longues négociations secrètes dont le pape François a été un acteur majeur. Le second s’est déroulé à La Havane le 12 février 2016 entre le Pape François et le Patriarche Cyrille de l’Église orthodoxe russe, une première depuis le schisme en 1054 des Églises catholique et orthodoxe. Au-delà d’affinités communes entre Fidel CASTRO et Raul CASTRO (qui ont reçu une éducation jésuite) et le pape François, jésuite et latino-américain, le courant a été suffisamment fluide pour que les Chefs de la Révolution cubaine acceptent une médiation de cette importance. « Les Américains viendront dialoguer avec nous, le jour où leur Président sera un noir et le pape sud-américain » aurait répondu Fidel CASTRO à un journaliste anglais dans un journal argentin « Diario de Carlos Paz », le 10 mars 1973, dans une déclaration prophétique, hélas invérifiable.  

 

  

Fidel Castro avec une délégation de chefs d'entreprise français (...)

(...) Février - 1994

 

Après une brève parenthèse de détente lancée par Barack OBAMA et Raul CASTRO (2014 – 2016), la présidence de Donald TRUMP (2017 – 2021) a gelé les relations cubano – américaines et aggravé la politique de sanctions. Depuis l’élection de Joe BIDEN, c’est le statu quo. Désireux d’un dialogue « respectueux avec les États- Unis d’Amérique » et pouvant compter sur une diplomatie professionnelle et respectée, Raul CASTRO a clairement fait comprendre qu’il « n’y aurait ni naïveté, ni ingénuité ». Les autorités redoublent de vigilance, instruites par diverses tentatives de « déstabilisations » récentes. Appuyée par des moyens financiers conséquents, la frange la plus radicale des militants activistes anti - castristes de Miami, dont certains étaient à la manœuvre lors de l’assaut du Capitole le 6 janvier, s’est lancée dans une forme de  « subversion » depuis plus d’un an : tirs contre le siège de l’ambassade de Cuba à Washington, actes de sabotage, jets d’explosifs contre des bars et restaurants de La Havane et infiltrations plus subtiles dans des milieux artistiques, musicaux et y compris par des manipulations des réseaux sociaux très actifs.

 

Cette « offensive » du « soft power » américain, déjà préconisée par Barack OBAMA lors du rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays, coïncide avec une émancipation de la société cubaine depuis une dizaine d’années. Cette stratégie d’influence sur Internet, mûrement réfléchie et financée par les États-Unis vise les laboratoires d’idées, les revues numériques, les blogs, les leaders d’opinion, les universitaires et certains milieux professionnels. La création de cercles d’idées progressistes ou « socio-démocrates » ne permet pas toujours de démêler ce qui relève de la liberté d’expression, des infox régulièrement glissées dans les réseaux sociaux. Certains se font discrètement manipuler en toute bonne foi sur fond parfois de guerres médiatiques. Parallèlement, intellectuels, artistes et musiciens, et notamment les plus jeunes qui se heurtent à la censure de certains médias officiels, sont tentés par des aspirations à des changements de styles de vie en diversifiant leurs modes d’expression.  D’autres font valoir légitimement que des métiers et des salaires ne correspondent pas à leur niveau de formation. Le bouillonnement déjà très intense, perceptible dans les cercles intellectuels, artistiques et universitaires trouve une résonnance particulière avec l’explosion des blogs et des réseaux sociaux sur Internet. À cette première complexité s’ajoutent des contraintes technologiques (les inconvénients liés à l’embargo, à cause des transmissions qui contournent l’île hormis celui tiré du Venezuela) et des coûts financiers (les abonnements et les communications demeurent encore trop élevés).

 

En même temps, la politique d’informatisation accélérée du pays - devenue une priorité d’État - est une volonté clairement exprimée par le Président Miguel DIAZ CANEL. Ingénieur électronicien de formation, féru lui-même de nouvelles technologies et d’Internet, il met l’accent sur son plan de modernisation qui passe par l’accès généralisé de la population aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. Lui-même s’est créé un compte twitter, avec lequel il communique, sans en abuser et a encouragé tous les ministres à faire de même. Les municipalités et les provinces ont développé des sites qui permettent de s’informer et de communiquer avec les responsables. En presque trois ans, 85% de la population possède un portable, déjà connecté au 3G (pour 70% des usagers) et au 4G (pour 30% des usagers). Il n’est pas rare de voir à La Havane des taxis équipés de GPS...  Parmi les secteurs jugés prioritaires, figurent les domaines de l’éducation, la culture, la santé, les sports, le tourisme, l’industrie et les principaux pôles productifs. Deux axes nouveaux ont été identifiés : le commerce et le gouvernement électroniques. Désormais, la plupart des formalités administratives, y compris pour obtenir des prestations sociales, devront être faites en ligne (cartes d’identité, certificats de naissance, mariage, décès, permis de conduire, autres…) dans tout le pays.

 

A la faveur de la pandémie, les autorités ont aussi compris que cette crise, du fait du confinement, pouvait accélérer l’informatisation de la société, par l’utilisation accrue d’Internet à domicile (via le développement du télétravail). Rappelons que Cuba travaille sur cinq projets de vaccins (Mambisa, Soberana +, Soberana 1, Soberana 2 et Abdala, les deux derniers étant en phase III d’essais cliniques) et toute la population cubaine concernée devrait être vaccinée d’ici la fin de l’année 2021. Après avoir contribué à la lutte contre l’Ébola en Afrique, Cuba restera comme le premier pays en développement et le premier en Amérique latine et dans les Caraïbes, à avoir été producteur de vaccins contre la COVID 19 !

 

Il en est de même pour l’enseignement supérieur. Lors d’une visite à Paris, Miguel DIAZ CANEL, en sa qualité de Ministre de l’enseignement supérieur en 2009, s’était intéressé à l’enseignement à distance, pour mieux comprendre les expériences étrangères et leurs modes de fonctionnement. L’université des sciences informatiques (Universidad de las Ciencias Informaticas, UCI) est un centre de recherche universitaire dans la municipalité de Boyeros, à La Havane. Elle forme des ingénieurs et des chercheurs de très haut niveau avec pour objectif d’informatiser le pays et développer l’industrie du logiciel. Elle est fréquentée par près de 11 000 étudiants et étudiantes.

 

La révolution de l’Internet sur les mobiles à Cuba introduit une nouvelle donne sociétale et politique avec des enjeux économiques et technologiques. Qu’elle le veuille ou non, elle s’inscrit dans « l’institutionnalisation de la Révolution de 1959 », ses valeurs et ses principes. Cette singulière cohabitation pose de nombreux défis. Petit clin d’œil de l’histoire :  à l’origine, l’Internet avait été créé par l’armée américaine ! Devenu l’outil majeur de la mondialisation de l’information, il est devenu la langue d’Ésope, « la meilleure (la circulation des idées) et la pire (manipulations médiatiques et infox) des choses » ! Dans cette « transition générationnelle » en cours, un autre aspect doit être noté :  le vieillissement de la population. Cuba comptera la population la plus âgée du continent à l’échéance 2025.  

 

Les dirigeants actuels, conscients des enjeux, devront relever ces défis avec pragmatisme et gérer les contradictions. L’État cubain devra absorber l’introduction de réformes porteuses de logiques à terme antinomiques avec celles qui ont présidé à son organisation générale depuis la Révolution de 1959. Prédire « la fin du castrisme » supposerait à commencer par le définir… N’étant ni une doctrine, ni une idéologie, ni même une expression que les Cubains ne revendiquent pour eux-mêmes et n’utilisent pas davantage, le « castrisme » échappe à toutes les définitions sémantiques et classifications politiques. Refusant les honneurs, Fidel CASTRO n’était pas tombé dans le piège du culte de la personnalité. Par l’adoption d’une loi post- mortem, il avait même interdit que son nom soit associé à des édifices publics, statues, avenues, rues ou places du pays. Se poser la question de la fin du castrisme a aussi peu de sens que d’interroger la fin du gaullisme ou du gandhisme. La résistance de Fidel CASTRO à onze présidents nord-américains, d’EISENHOWER à OBAMA symbolise une cause qui transcende son destin politique national. Il appartiendra aux historiens de mettre en perspective la trace laissée dans l’histoire du XXème siècle par Fidel et Raul CASTRO, au-delà de leurs rôles respectifs dans la Révolution de 1959.

 

Et dans notre grille de lecture d’étude sur ce pays attachant et original, la sagesse et la prudence devraient toujours nous conduire à garder en tête, cette observation pertinente de Pierre de CHARENTENAY, jésuite et ancien rédacteur en chef de la revue Études pour qui « Cuba est un système unique sur lequel il faut prendre garde de ne plaquer aucune analyse toute faite » (« Église et État à Cuba », Études, Paris, vol. 369, n°6, décembre 1988).

 

Fidel Castro et Stephane Witkowski, La Havanne - 1995 

Toutes les photos sont prises par l'auteur entre 1994 et 1995.

 


© IHEAL-CREDA 2021 - Publié le 4 mai 2021 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°53, mai 2021.