Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

"L'éternel retour des vols entre les États-Unis et Cuba"

Etienne Morales

 

 

"L'éternel retour des vols entre les États-Unis et Cuba"

 

Etienne Morales

Docteur en histoire, CREDA UMR 7227

 

 

Le 16 mai 2022, l’administration du président états-unien Joe Biden a annoncé la levée de certaines restrictions pesant sur les relations entre Cuba et les États-Unis qui s’inscrivent dans la logique d’embargo et de blocus, en vigueur contre Cuba depuis 1960. Parmi les mesures visées, on trouve en bonne place l’augmentation et la diversification des liaisons aériennes entre les deux pays, limitées par l’administration Trump à quelques vols réguliers au départ de et vers La Havane[1]. Le 1er juin 2022, le secrétaire d’État Antony Blinken a confirmé que le gouvernement des États-Unis rétablissait avec effet immédiat les vols commerciaux réguliers et charter vers les aéroports internationaux de Camagüey, Cayo Coco, Cayo Largo, Cienfuegos, Manzanillo, Matanzas et Santiago de Cuba « en soutien du peuple cubain et dans les intérêts de la politique étrangère des États-Unis »[2].

 

Véritable sismographe des relations entre Washington et La Havane depuis la première rupture des relations entre les deux pays en janvier 1961, le transport aérien de part et d’autre du détroit de Floride est au cœur de la confrontation et des « relations intimes » entre l’île et son voisin du Nord depuis la révolution cubaine de 1959 menée par Fidel Castro et sa radicalisation dans un contexte de guerre froide[3]. Depuis la suspension des vols réguliers de la compagnie nationale Cubana de aviación en 1961 jusqu’aux annonces récentes de mai 2022 permettant aux compagnies états-uniennes de desservir régulièrement ou par des vols charter d’autres villes que La Havane, cette diplomatie aérienne a été l’instrument de tous les cycles de rupture et de rapprochement entre les gouvernements de Cuba et des États-Unis[4].

 

Côté rapprochement, la reprise de vols ponctuels entre les États-Unis et Cuba par des compagnies états-uniennes en 1977, sous la présidence démocrate de Jimmy Carter a signifié la fin du blocus aérien autour de l’île. À une logique d’apaisement bilatérale se joignait alors la suspension des sanctions aériennes multilatérales dans le cadre de l’Organisation des États d’Amérique (OEA) qui avaient coupé l’île du continent pendant une quinzaine d’années. Côté rupture, l’alternance concrétisée par l’élection de Ronald Reagan a signifié au contraire la suspension de ces vols charter, rétablis en 1991 par le président Bill Clinton (démocrate), à un moment où, pour un dirigeant de la compagnie American Airlines, « aller à Cuba c’était comme aller sur la lune »[5]. Dans cette logique de va-et-vient, on remarque toutefois une tendance de moyen terme allant vers davantage de connexion entre les deux pays. Le pas de géant du gouvernement d’Obama a été matérialisé par la signature d’un accord bilatéral de transport aérien en décembre 2015, remplaçant celui de 1953-avant la prise de pouvoir par Fidel Castro- vidé de sa substance depuis 1961[6]. L’accord de 2015 n’a pas été remis en cause par l’administration Trump même si nombre de ces clauses ont été désactivées.

 

Comme l’a noté l’historien Ron Davies, dans des contextes de conflits régionaux, les compagnies aériennes sont les dernières organisations à suspendre leurs activités chez l’adversaire et les premières à les reprendre quand la confrontation s’estompe[7]. C’est ainsi que l’on a observé récemment comment les sanctions économiques de la communauté internationale contre la Russie après l’invasion de l’Ukraine ont vite entraîné la suspension des liaisons aériennes avec la Russie puis la fermeture des espaces aériens de l’Union Européenne aux avions russes, impliquant par exemple la suspension de la liaison d’Aeroflot entre Moscou et La Havane[8].

 

Au-delà du symbole évident de la liaison aérienne comme pont tendu et instrument de médiation (réversible) entre deux États aux relations conflictuelles, les connexions aériennes entre Cuba et les États-Unis sont le vecteur de nombreux échanges matériels (courrier, colis, marchandises) et humains (migrations, visites familiales, tourisme). Les Cubains qui ont de la famille aux États-Unis et les Cubano-Américains installés majoritairement en Floride sont les principaux défenseurs de l’augmentation de l’offre aérienne, celle-ci nourrissant les cœurs et les bourses des Cubains de l’île et de la diaspora.

 

La courte séquence 2016-2018 de l’ère Obama constitue a posteriori une période exceptionnelle concernant les échanges multiples entre les deux pays portés par les vols entre les deux pays et la reprise des croisières maritimes. Les maleteros faisant la navette entre la Floride et Cuba afin de donner ou de vendre des produits introuvables à Cuba sont ainsi réapparus de façon massive, comme ils existaient auparavant dans les années 1950. Certains signaux perçus lors de cette parenthèse exceptionnelle ont également laissé envisager un retour à l’époque pré-castriste d’un tourisme débridé d’origine états-unienne, comme celui qui avait prévalu entre les années 1930 et 1950[9]. Les compagnies aériennes misaient également sur la reconquête d’un marché perdu depuis 1959 mais elles ont dû revoir leurs offres de vols à la baisse[10]. Les vols directs entre les États-Unis et Cuba, avant d’être drastiquement restreints par Donald Trump en 2019, n’ont pas livré toutes les promesses de profit espérées par les compagnies aériennes des États-Unis du fait des nombreuses entraves persistant sur les mouvements des personnes entre les deux pays.

 

L’offre de transport aérien direct est en effet à mettre en regard avec les législations des deux pays concernant la circulation des biens et des personnes. D’une part, les Cubains ne peuvent sortir du territoire national sans autorisation de l’État cubain que depuis 2013, et encore certaines professions sont toujours soumises à ce type de restrictions. D’autre part, depuis 2017 et la fin de la politique états-unienne dite de « pieds secs, pieds mouillés »[11], les Cubains n’ont plus le même accès privilégié à la citoyenneté états-unienne. Par ailleurs, le consulat des États-Unis à La Havane, fermé depuis septembre 2017 à la suite d’atteintes auditives supposées contre des agents, vient seulement de reprendre en mai 2022 l’expédition de visas pour les Cubains[12].

 

Cet énième revirement de la politique états-unienne envers Cuba intervient dans un pays marqué en 2022 par une situation de crise multiforme d’ordre économique, politique et social. Les pénuries de biens de première nécessité et les effets inflationnistes des réformes économiques du premier gouvernement cubain de l’ère post-Castro, au premier lieu desquelles l’unification monétaire (entre le peso cubain non convertible et le CUC convertible) ont été aggravés par les effets de l’effondrement de l’économie touristique dans le contexte de la pandémie de Covid-19. La société cubaine a été plongée dans une situation jamais connue depuis les années 1990 quand le régime socialiste a dû survivre après l’effondrement du bloc soviétique. C’est dans ce contexte que se sont finalement cristallisées des mobilisations contre la censure dans le domaine de la culture (via le mouvement San Isidro créé en 2018) et plus largement en faveur de nouveaux droits politiques lors des manifestations contre le gouvernement de Miguel Díaz-Canel, le 11 juillet 2021. Ces mobilisations inédites depuis le Maleconazo de 1994 à La Havane en pleine « période spéciale » ont été violemment réprimées[13]. Certains des jeunes participants arrêtés ont depuis été condamnés à des peines allant jusqu’à vingt ans de prison pour « sédition ». Comme dans les années 1990, la récession et la crise sociale se traduisent par un regain d’émigration. Par des routes indirectes depuis l’Amérique centrale, entre septembre 2021 et avril 2022, plus de 110 000 Cubains se sont présentés à la frontière entre le Mexique et les États-Unis au milieu d’autres groupes de migrants caribéens et latino-américains[14].

 

L’annonce concernant la densification des relations aériennes entre les États-Unis et Cuba est associée à d’autres mesures comme l’autorisation d’envois d’argent depuis Cuba hors du cadre familial, au-delà de la limite de mille dollars, la reprise de l’émission de visas pour les Cubains au consulat des États-Unis à La Havane et de possibilités de regroupement familial pour des Cubains ayant de la famille aux États-Unis, la reprise de voyages de groupe sous certaines conditions, en particulier dans des cadres scolaire et universitaire. Justifié pour des raisons « humanitaires » et afin de stimuler les « opportunités économiques » des Cubains par l’administration Biden, ce paquet de mesures a été salué comme un « petit pas » positif par le ministre des Affaires étrangères Bruno Rodríguez. Comme de coutume, ce type de mesures a été vivement critiqué par certains secteurs politiques aux États-Unis, fortement liés à la frange la plus extrémiste et anti-castriste des exilés cubains. Le sénateur républicain de Floride, Marco Rubio, lui-même d’origine cubaine, y voit une concession à la « dictature marxiste » cubaine, qui s’expliquerait par une infiltration de l’idéologie communiste dans l’administration Biden.

 

Chaque camp semble jouer une partition connue où les liaisons aériennes sont utilisées comme levier d’une diplomatie aérienne qui s’attaque aux questions très concrètes afin d’aplanir certains désaccords. En matière politique, comme dans le domaine aérien, nous sommes toutefois très loin d’une « normalisation » des relations entre les deux pays. L’accord historique de transport aérien bilatéral signé en décembre 2015 prévoit jusqu’à 110 vols quotidiens réguliers entre les deux pays.  Mais les vols qui ont été réalisés depuis cette date ont seulement été effectués par des compagnies états-uniennes. La Cubana de aviación, la compagnie nationale cubaine, exsangue à cause des sanctions économiques et de ses problèmes de gestion interne, n’est pas en mesure ni autorisée à desservir les aéroports états-uniens. Une normalisation aérienne n’interviendra entre les deux pays que quand une compagnie cubaine desservira régulièrement les États-Unis. Les entités cubaines seront alors traitées à égalité avec les compagnies états-uniennes, selon des lois du marché qui leur seront défavorables, mais d’après un principe d’égale dignité. C’est ce principe qui est le fer de lance des revendications cubaines depuis que Cubains et États-Uniens négocient, à savoir depuis qu’ils ont rompu leurs relations diplomatiques en 1961 (rétablies en 2014 sous la présidence de Barack Obama)[15].

 

En attendant, il faudra scruter les usages des vols entre Cuba et les États-Unis pour vérifier si les objectifs humanitaires et économiques affichés portent leurs fruits et observer si, par des mécanismes détournés, ils ont des effets sur les changements politiques en cours dans l’île.


[1] « Les États-Unis lèvent une série de sanctions contre Cuba », Le Monde, 17 mai 2022.

[2] « Biden anula las restricciones impuestas por Trump sobre los vuelos a Cuba », 14ymedio, 1er juin 2022 ; « Estados Unidos implementa medidas sobre vuelos a provincias cubanas », Cubadebate, 1er juin 2022.

[3] Ces questions sont traitées dans la thèse de l’auteur : Étienne Morales, Cuba et le monde : une histoire aérienne (1945-1979), Université Sorbonne Nouvelle, thèse d’histoire sous la direction d’Olivier Compagnon, 2021.

[4] Étienne Morales, « Aviation civile et relations internationales : y a-t-il une diplomatie aérienne au XXIe siècle », Revue internationale et stratégique, 2017, n°107, p. 105-112.

[5] « American Airlines Celebrates 25 Years of Service to Cuba », American Airlines Newsroom, 5 avril 2016.

[6] « Vuelos Directos entre Cuba y EEU : “Dáme acá la maleta” », OnCuba News, 18 décembre 2015 ; « ¿ Habrá obstáculos para los vuelos a Cuba? » OnCuba News, 19 juillet 2016.

[7] R.E.G Davies, « Viva Cubana! » reproduit in Luis Martínez Menocal, Historias de la aviación cubana, La Havane, Editora Política, 2009, p. 135.

[8] « Las aerolíneas rusas y Aerofloty Azur Air cancelan sus vuelos a Cuba », Diario de Cuba, 28 février 2022.

[9] Louis A. Pérez, « The Nostalgia of Empire : Time Travel In Cuba », International Journal of Cuban Studies, 2018, Vol. 10, n°1, p. 8-29.

[10] « Experto : los vuelos a Cuba deberían continuar », On Cuba News, 27 août 2017 ; « EEUU redistribuye rutas aéreas a La Habana », OnCuba News, 31 mars 2018.

[11] Depuis 1966, les Cubains avaient un accès privilégié à la résidence aux États-Unis une fois qu’ils étaient entrés sur le territoire états-unien. En 1995, l’administration du président Bill Clinton a limité l’admission en tant que résident aux Cubains qui avaient atteint le sol du pays (les « pieds secs ») tandis que ceux qui étaient interceptés dans les eaux territoriales (les « pieds mouillés ») étaient reconduits vers Cuba ou un pays tiers.

[12] « EE. UU. reanuda la emisión de visas en Cuba tras cuatro años de cierre », France 24, 3 mai 2022.

[14]« El mayor éxodo de cubanos a Estados Unidos desde 1980 está impulsando cambios de política », El Nuevo Herald, 25 mai 2022.

[15] Peter Kornbluh et William LeoGrande, Back Channel to Cuba. The Hidden History of Negotiations Between Washington and Havana, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2014.


© IHEAL-CREDA 2021 - Publié le 22 juillet 2022 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°66/67/68, juillet/août/septembre 2022.