Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Bolivie : Comment expliquer l’effondrement du dernier bastion du “socialisme du XXIe siècle” ?

Vincent Arpoulet et Tristan Waag

Lettre d'information de l'IHEAL CREDA; n°89, septembre 2025

Aux lendemains du premier tour de l’élection présidentielle bolivienne, un parfum d’années 1990 plane sur le pays andin : ayant échoué aux portes du second tour, Samuel Doria Medina, ex-ministre de la coordination et de la planification (1991-1993) et principal artisan du processus de privatisation systématisé sous la présidence de Jaime Paz Zamora (1989-1993), apporte son soutien au fils de ce dernier, Rodrigo Paz, qui termine à la surprise générale en tête de ce premier tour. Face à lui, se trouve l’ancien président Jorge - alias “Tuto” - Quiroga Ramírez (2001-2002) connu pour avoir mené à son terme ce processus néolibéral via la vente des dernières entreprises encore publiques – et, accessoirement, la dernière phase du coup d’État de 2019 contre Evo Morales. Si l’arrivée au pouvoir de ce dernier en 2006 avait soulevé l’espoir d’une réappropriation du pouvoir par les franges marginalisées par cette cure d’austérité, les bases sociales du Mouvement vers le Socialisme (MAS) ont aujourd’hui tourné le dos aux deux candidats revendiquant l’héritage de ce processus progressiste : le ministre Eduardo del Castillo investi par ce mouvement et Andrónico Rodríguez – héritier déchu d’Evo Morales et ancien président du Sénat – rassemblent en effet péniblement 11% des suffrages au total. Si le vote nul – plébiscité par l’ex-président depuis son exclusion de la course présidentielle – atteint un niveau inédit de 20%, force est de constater que la base électorale de la gauche bolivienne est à son plus bas depuis sa première accession au pouvoir. Comment expliquer un tel retour en force du néolibéralisme dans le seul pays du continent dans lequel il n’avait plus gagné dans les urnes depuis 2006 ?


Derrière la fracture Arce / Morales, des divergences stratégiques et la traditionnelle maladie des ressources expliquent l’effondrement de la gauche bolivienne

La principale explication du rejet du MAS réside dans l’inflation, qui a cru de près de 12 points depuis le début de l’année, soit un niveau jamais atteint depuis son arrivée au pouvoir. Si ses traditionnels opposants voient là la preuve incontestable d’une piètre gestion économique et d’un excès de dépenses publiques de la part du président sortant Luis Arce, ce dernier subit également les foudres de son prédécesseur Evo Morales qui estime que son ancien ministre de l’économie aurait « trahi [le] modèle économique » implanté à partir de 2006. Il semble pourtant que cette crise est avant tout due au traditionnel phénomène de dégradation des termes de l’échange généré par la spécialisation dans l’exportation de matières premières brutes telles que le gaz naturel ou les ressources minières, les deux principaux produits commercialisés par l’État bolivien sur la scène internationale. En effet, celle-ci est à double tranchant. Lorsque les prix internationaux sont élevés ou que les exportations surpassent les importations, la quantité de dollars qui entrent dans le pays est suffisante pour importer tout ce qu’il ne produit pas, c’est-à-dire la plupart des biens nécessaires à la consommation nationale. Dans un contexte d’augmentation de la fiscalité des entreprises privées et de réaffirmation de la prédominance de la puissance publique dans la gestion des ressources stratégiques, la hausse quasi continue du cours des matières premières entre 2006 et 2014 est par ailleurs venue appuyer la réduction incontestable des inégalités de revenus, ainsi que l’adoption de mesures destinées à encadrer l’inflation, au premier rang desquelles l’établissement d’un taux de change fixe de 6,96 bolivianos pour 1 dollar. Or, ces mesures phares du « miracle économique bolivien » se heurtent aujourd’hui à l’épuisement des réserves de gaz disponibles. La diminution des exportations qui en découle vient dans le même temps réduire les réserves de dollars. Or, la demande de biens de consommation reste toujours la même. Résultat : la demande de dollars nécessaires pour perpétuer ces importations devient plus importante que la quantité réellement disponible de devises internationales et il faut donc plus de bolivianos pour obtenir un dollar. Par conséquent, les prix des biens importés augmentent lorsqu’ils sont répercutés en bolivianos, ce qui provoque une inflation généralisée à l’ensemble du marché des biens de consommation. C’est ce qu’on appelle la dégradation des termes de l’échange. Si, dans un contexte de taux de change fixe, ce phénomène a dans un premier temps été limité lors du choc des commodities en 2014, l’entrée de devises internationales n’est aujourd’hui plus suffisante pour soutenir le taux de change fixe et répondre à la demande interne dans le même temps. L’administration Arce ayant jusqu’alors choisi de perpétuer la fixité du taux de change, elle ne peut plus suffisamment importer et la population se tourne vers le marché des changes parallèles pour se procurer des dollars dont le prix est jusqu’à deux fois plus élevé en bolivianos. Mécaniquement, l’ensemble des prix en dollars augmentent, d’où l’inflation qui relève donc surtout de la traditionnelle maladie des matières premières.

Celle-ci vient ainsi traduire la principale limite de l’expérience bolivienne, à savoir l’insuffisante diversification de la structure productive – en dépit de la volonté affichée d’un autre modèle productif et d’une autre matrice énergétique –, cette dernière découlant elle-même d’une étatisation en réalité moins importante que celle officiellement revendiquée par le MAS. Ce dernier a notamment dû composer avec certaines contraintes structurelles préexistantes à son arrivée au pouvoir, au premier rang desquelles l’endettement extérieur. Sa volonté affichée de renégocier ces prêts n’a en effet pas été sans contreparties. À titre d’exemple, l’annulation de la dette de 443 millions de dollars contractée auprès du Japon coïncide avec le rachat, par le consortium japonais Sumitomo Corporation, de l’intégralité des parts de San Cristobal, plus grande mine à ciel ouvert du pays, privant ainsi la puissance publique de marges de manœuvre dans la gestion de cette société qui extrait non moins de 85% du zinc bolivien. La production d’or bolivien étant par ailleurs quasi intégralement assurée par des coopératives bénéficiant d’un cadre fiscal plus avantageux que celui auquel sont soumises les entreprises publiques et privées, ou opérant dans la plus parfaite illégalité, l’État bolivien ne peut s’appuyer sur la nouvelle ruée internationale vers l’or en vue de pallier à l’épuisement de ses réserves de gaz.

Cette crise vient ainsi mettre en lumière la contradiction inhérente à la politique économique du MAS. En effet, la défense d’un État fort et centralisé comme instrument de rupture avec la prédominance du secteur privé dans la gestion de l’économie bolivienne semble difficilement compatible avec la promotion de coopératives en tant qu’instruments de réappropriation locale des moyens de production. Or, là où Arce incarne la génération de fonctionnaires ayant émergé dans le cadre de la reconstruction de l’État bolivien, Evo Morales s’est précisément converti en porte-voix de cette autonomie territoriale et communautaire. Il en fallait cependant plus pour convaincre la fédération nationale des coopératives minières (Fencomin) qui a préféré opter pour la troisième voie prônée par Andrónico Rodríguez … tout en exprimant son souhait d’une politique d’austérité radicale à priori incompatible avec la volonté conciliatrice affichée par son candidat vis-à-vis de la frange étatiste du MAS. Cette rhétorique a en revanche trouvé écho du côté du projet de restructuration des entreprises publiques porté par Rodrigo Paz. Sa percée inattendue dans la quasi-totalité des anciens bastions du MAS (en particulier les secteurs périurbains de l’Altiplano) semble ainsi venir définitivement acter cette rupture entre tenants de la souveraineté étatique et de l’autonomie territoriale, cette dernière sortant d’autant plus renforcée de ce scrutin que bon nombre de coopérativistes se sont désolidarisés des consignes de votes de leurs organisations, la majorité d’entre elles ayant pris parti pour Rodríguez ou Del Castillo. À l’image du MAS qui semble avoir perdu la main sur les organisations populaires qui assuraient son ancrage territorial, ces dernières semblent ne plus trouver d’écho auprès de leurs propres bases sociales.


Après le difficile compromis, l’éclatement de la gauche bolivienne

Si ces tensions éclatent aujourd’hui au grand jour, elles couvent en réalité depuis l’élection présidentielle du 20 octobre 2019, qui marque une césure majeure dans l’histoire politique récente de la Bolivie. Alors qu’Evo Morales, au pouvoir sans discontinuer depuis 2006, est donné vainqueur dès le premier tour, l’opposition de droite conteste la légitimité du scrutin, invoquant une fraude électorale liée à l’interruption du comptage électronique. Bien que ces accusations demeurent dépourvues de fondement, elles cristallisent le mécontentement de l’opposition, déjà nourri par la décision prise par Morales en 2016 de briguer un nouveau mandat malgré le rejet référendaire de cette perspective. La contestation, intensifiée par les mobilisations des comités civiques des principales villes de l’Oriente bolivien, conduit l’armée à « suggérer » la démission du président, événement largement perçu comme un coup d’État. L’exil de Morales au Mexique puis en Argentine ouvre ainsi une séquence de recomposition politique, marquée par l’installation au pouvoir d’un gouvernement intérimaire de droite (2019-2020), puis par le retour triomphal du Mouvement vers le socialisme (MAS) avec l’élection de Luis Arce en octobre 2020.

Ce retour au pouvoir ne se traduit toutefois pas par une consolidation durable. La désignation de Luis Arce, ancien ministre de l’Économie, comme candidat du MAS révèle d’emblée les tensions entre l’autorité charismatique de Morales et l’affirmation d’un leadership plus technocratique. Dès l’accession d’Arce à la présidence, la marginalisation des proches de Morales amorce une polarisation interne entre evistas et arcistas. Cette fragmentation, d’abord contenue dans les discours, se diffuse progressivement au sein de l’Assemblée plurinationale, puis au cœur des organisations syndicales paysannes et ouvrières historiquement liées au MAS. L’interdiction constitutionnelle, en décembre 2023, d’une nouvelle candidature de Morales, renforce cette dynamique centrifuge. Contestant la légitimité de la décision judiciaire, l’ancien président mobilise son bastion du Chapare, recourant à des pratiques de blocages routiers et parlementaires qui perturbent durablement le gouvernement de Luis Arce.

L’analyse de ces clivages invite à dépasser une lecture strictement conjoncturelle. Ils traduisent en réalité la persistance du caudillisme comme phénomène politique inhérent au champ partisan bolivien. En Bolivie, le caudillisme se traduit historiquement par la mise en compétition de leaders politiques désireux de capter les ressources fiscales de l’État afin d’en assurer la redistribution à des cercles de militants et d’électeurs en situation de dépendance vis-à-vis de ces leaders. La lutte entre Morales et Arce reflète donc moins des divergences idéologiques substantielles qu’une compétition pour le contrôle des ressources fiscales et bureaucratiques, dans un contexte marqué par la faiblesse structurelle du secteur privé et par la centralité redistributive de l’État. Cette configuration illustre finalement la difficulté du MAS à opérer un processus de « routinisation » du charisme, au sens wébérien, c’est-à-dire à transformer une domination fondée sur l’exceptionnalité personnelle en une domination juridico-légale et institutionnalisée. L’incapacité de Morales à céder son rôle de médiateur principal entre l’État et les organisations sociales qui soutiennent historiquement le MAS empêche la consolidation d’un leadership alternatif et fragilise l’ensemble du mouvement.

Cet affaiblissement doit enfin être appréhendé à la lumière de l’échec du projet de « gouvernement des mouvements sociaux » initié par Evo Morales en 2006. Initialement fondé sur l’intégration des revendications issues des luttes anti-néolibérales de la fin des années 1990 et du début des années 2000 (nationalisation des hydrocarbures, reconnaissance plurinationale, droits indigènes), ce projet s’est progressivement heurté aux contradictions internes d’un bloc social hétérogène, notamment divisé entre des secteurs pro-extractivistes (cultivateurs de feuilles de coca, coopérativistes miniers) et anti-extractivistes (organisations indigènes de l’Oriente bolivien). À cette difficulté structurelle, s’est ajoutée une dynamique de clientélisation, par laquelle certaines organisations sociales, intégrées à l’appareil bureaucratique, ont progressivement perdu leur autonomie au profit d’une logique de dépendance vis-à-vis des ressources étatiques. Sous le mandat d’Arce, cette tendance s’est accentuée dans un contexte de raréfaction des ressources et de technocratisation croissante de la gestion publique, accentuant le divorce entre gouvernement et organisations sociales.

En définitive, l’éclatement de la gauche bolivienne relève moins d’un désaccord idéologique que d’une double impasse : l’incapacité à dépasser la personnalisation charismatique du leadership d’Evo Morales, et l’échec à institutionnaliser une démocratie sociale et participative durable. Ce double déficit, à la fois organisationnel et institutionnel, explique la défaite historique du MAS en 2025 et souligne les limites structurelles des expériences progressistes latino-américaines fondées sur des leaderships charismatiques exceptionnels.


Rodrigo Paz: le « capitalisme pour tous » comme troisième voie ?

La victoire de Rodrigo Paz, candidat de centre-droit arrivé en tête de ce premier tour du scrutin présidentiel avec 32% des voix a été vue comme une surprise par nombre d’observateurs. En effet, la totalité des enquêtes pré-électorales annonçait l’accession au second tour de Jorge “Tuto” Quiroga et Samuel Doria Medina, deux candidats de droite ayant occupé des fonctions exécutives au cours des années 1990-2000, marquées en Bolivie par une vague de privatisations et de mesures de libéralisation de l’économie. Paz est ainsi apparu comme une troisième voie entre une gauche en voie de déliquescence, et une droite néolibérale vers laquelle un certain nombre de catégories populaires indigènes anciennement électrices du MAS n’ont pas voulu se tourner. C’est ainsi que l’on peut lire le succès de Paz au sein d’anciens bastions électoraux du MAS tels que les départements de La Paz (46,95%), Oruro (48,21%) ou Potosi (43,13%).

Cependant, la victoire de Paz repose aussi sur sa capacité à avoir perçu les transformations que connaît actuellement le monde populaire bolivien. Ainsi, si celui-ci appelle, à l’instar de Jorge “Tuto” Quiroga, son concurrent du second tour, à une restructuration des entreprises publiques ainsi qu’à une réduction drastique du déficit public, c’est au nom de la consolidation des économies populaires qu’il juge fragilisées par une bureaucratie inefficiente, et non en vue du retour d’un néolibéralisme orthodoxe. Ce projet de « capitalisme pour tous », qui constitue un axe programmatique du candidat, entend s’articuler sur l’ethos entrepreneurial adopté par nombre de catégories populaires notamment urbaines au cours des dernières décennies, alors que même la gauche était au pouvoir. Ce micro-entreprenariat, souvent familial et informel (85% des actifs le sont en Bolivie) repose sur une logique de compétition exacerbée entre producteurs ou commerçants du même secteur d’activité. Il a été directement soutenu par les transferts de ressources fiscales opérés par la gauche bolivienne au cours des dernières décennies. De même, le MAS n’a cessé de promouvoir la centralité des coopératives, comités de voisins, etc. comme instruments de réappropriation populaire des moyens de production et de décision. Pourtant, ces organisations apparues initialement sous l’ère néolibérale ont favorisé la persistance de logiques d’informalisation, d’individualisation, et de compétition pour la ressource publique préexistantes au MAS. La percée de Paz semble ainsi refléter l’incapacité, à la fois de Morales / Arce et des organisations sociales ou syndicats de travailleurs urbains qui sont sortis consolidés de leurs présidences, à promouvoir, auprès de leurs bases, un discours alternatif à toute logique néolibérale. S’il incarne ainsi un clair rejet de la conception étatiste jusqu’alors portée par une frange significative du MAS, le soutien apporté à Paz ne s’apparente pas pour autant à une nouvelle adhésion à un néolibéralisme radical massivement rejeté par les guerres de l’eau (2000) et du gaz (2003), deux mobilisations de grande ampleur ayant laissé des traces dans les mémoires collectives.

Au-delà de l’adhésion à son projet économique « hybride », Paz semble ainsi plus largement avoir bénéficié du rejet de la classe politique traditionnelle dans son ensemble. En témoigne l’importante popularité dont bénéficie son colistier Edman - alias « el capitan » - Lara, un ancien policier devenu médiatique après avoir dénoncé des affaires de corruption impliquant un certain nombre d’officiers de police sur les réseaux sociaux. Cette vague de rejet des logiques politiques traditionnelles emporte ainsi jusqu’à Manfred Reyes Villa, candidat conservateur relégué en troisième position dans la ville de Cochabamba qu’il dirige pourtant depuis 2021. Enfin, dans un pays où l’implantation des églises évangéliques est un phénomène en pleine expansion, la religiosité affirmée du projet politique porté par Paz et Lara constitue elle aussi un atout électoral certain.


Notes de bas de page

  1. Trading Economics, “Taux d’inflation en Bolivie”, juillet 2025. URL : https://fr.tradingeconomics.com/bolivia/inflation-cpi ; consulté le 26/08/2025.
  2. Banque Mondiale, “Indice Gini - Bolivia”, 2023. URL : https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SI.POV.GINI?locations=BO ; consulté le 26/08/2025.
  3. González Diego, “Le miracle économique de la Bolivie”, Courrier international, 9 août 2019. URL : https://www.courrierinternational.com/article/economie-le-miracle-economique-de-la-bolivie ; consulté le 26/08/2025.
  4. Educación Radiofónica de Bolivia, “Cooperativas mineras declaran a Evo ‘enemigo de la democracia’ y le advierten con impedir que vuelva a la presidencia así corra sangre”, 11 de junio del 2025. URL : https://erbol.com.bo/nacional/cooperativas-mineras-declaran-evo-%E2%80%98enemigo-de-la-democracia%E2%80%99-y-le-advierten-con-impedir-que ; consulté le 26/08/2025.
  5. Alcides Arguedas, Historia de Bolivia: Vol.2. Los caudillos letrados…, Barcelona: imprenta Arnau, 1923.
  6. Do Alto Hervé, Stefanoni Pablo, Nous serons des millions. Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, Raisons d’agir, 2008.
  7. Poupeau Franck, Altiplano, fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019), Raisons d’agir, 2021.