Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Édito

Dora María Téllez, une femme de combat

Marie-Laure Geoffray

 

"Dora María Téllez, une femme de combat"

 

Par Marie-Laure Geoffray

Maîtresse de conférences en science politique à l'IHEAL.

 

©Photo de Dora María Téllez transmise par son frère, Oscar Téllez. 

 

Au printemps dernier, l’Université Sorbonne Nouvelle a décidé d’accorder un doctorat Honoris Causa à quatre personnalités exceptionnelles par leur trajectoire, par leur œuvre littéraire, artistique ou intellectuelle et par leurs combats sociaux et politiques. Parmi de nombreuses candidatures, l’Université a choisi Madame Djaïli Amadou Amal, Monsieur Stanislas Spero Adotevi, Madame Barbara Hendricks et Madame Dora María Téllez Argüello.

 

La candidature de Madame Téllez Argüello a été défendue par l’IHEAL et son éloge pendant la cérémonie de remise des insignes du doctorat Honoris Causa – qui a eu lieu le lundi 28 novembre 2022 en Sorbonne[1] – a été fait par Marie-Laure Geoffray, maîtresse de conférences en science politique, dont nous reproduisons ici le discours.

 

 

Dora María Téllez, une femme de combat

 

Le 22 août 1978, Dora María Téllez Arguëllo est une jeune guérillera de 22 ans de la révolution sandiniste au Nicaragua, quand elle coordonne l’assaut du Palais National.

Le but de l’opération est de prendre en otage le millier de personnes qui s’y trouvent, en session plénière de l’Assemblée nationale, puis d’exiger, pour les libérer, une rançon et la libération des prisonniers politiques de la dictature somociste.

Les Somoza sont alors cette famille qui gouverne le pays de manière brutale et autoritaire, quasi sans discontinuer depuis 1936, avec l’appui des Etats-Unis.

La guérilla sandiniste, inspirée par la révolution cubaine, est dirigée par plusieurs commandants, dont le futur président Daniel Ortega.

Ils luttent avec succès contre la dictature qui maintient le pays dans la misère.

Les sandinistes seront au pouvoir de 1979 à 1990.          

 

Le 13 juin 2021, Dora María Téllez est une dirigeante politique de 65 ans.

Elle joue un rôle clé dans l’alliance de différents courants de l’opposition dans l’objectif de concourir de façon coordonnée aux élections présidentielles de l’automne 2021.

Le Nicaragua est alors de nouveau dirigé, depuis 2007, par Daniel Ortega, devenu un président brutal, corrompu et autoritaire.

Le 13 juin 2021 donc, Dora María Téllez est arrêtée de façon violente et accusée de conspirer contre l’intégrité nationale de son pays.

Ce chef d’accusation a été fabriqué par la loi 1055 de 2020, tout spécifiquement pour réprimer les opposants.

Depuis, Dora María Téllez est en prison, à l’isolement, dans des conditions qui relèvent de la torture physique et psychologique.

Fin septembre, elle a donc décidé d’effectuer une grève de la faim, qui a duré près de 3 semaines, pour exiger des conditions décentes de détention. Sans résultat.

 

Août 78, juin 2021 ont été des moments de médiatisation extraordinaire de la figure de Dora María Téllez, des moments bien documentés et relativement bien connus.

Ce sont donc plutôt les quarante années qui les séparent sur lesquelles je vais revenir ici, quarante années pendant lesquelles Dora María Téllez n’a cessé de lutter, pour la démocratie, pour les droits des femmes, et pour la justice sociale dans son pays.

 

Une vie de femme exceptionnelle

 

Dora María Téllez est née en 1955, dans un pays de tradition catholique conservatrice.

A cette époque au Nicaragua, les femmes n’étaient pas appelées à jouer un rôle public.

Dora Maria a eu la chance de grandir dans une famille de classe moyenne, avec un père agnostique et anticlérical qui lui a appris assez tôt, comme à son frère, à utiliser un fusil.

 

Cette socialisation familiale a certainement été plus favorable que d’autres, pour une femme de l’époque. Néanmoins, les choix de Dora María Téllez, d’engager des études de médecine, puis de rejoindre la guérilla dans la clandestinité, sont marqués par une audace et un courage peu ordinaires.

Sa détermination et ses capacités sont d’ailleurs rapidement remarquées.

En 1978, elle est commandante, le grade militaire le plus élevé de la guérilla.

L’une des trois femmes à obtenir ce grade, pour 34 hommes.

 

Dora María Téllez prend appui sur cette position spéciale, dans des cercles de pouvoir masculins, pour promouvoir les droits des femmes.

En tant que ministre de la santé dans la seconde moitié des années 1980, elle porte une attention particulière à l’accès à la santé en milieu rural, avec une grande campagne de vaccination, et elle s’intéresse tout particulièrement à la santé des femmes.

A l’époque, la direction révolutionnaire considérait les problèmes des femmes comme des problèmes économiques ou bien des problèmes d’accès au marché du travail, dans une perspective matérialiste classique.  

Aussi, c’est souvent contre cette direction que Dora María promeut des programmes d’éducation sexuelle et d’éducation à la contraception ainsi que la planification familiale.

Son action à la tête de ce ministère obtient le prix spécial de l’ONU (éducation, science, culture) pour les progrès exceptionnels réalisés, dans le second pays le plus pauvre des Amériques, après Haïti.

 

Aujourd’hui, de nombreuses femmes incarnent l’opposition politique au Nicaragua.

Parmi celles-ci, Violeta Granera et Cristina Chamorro, Ana Margarita Vijil, Suyen Barahona et Tamara Davila qui sont également en prison aujourd’hui.

Dora María Téllez est de celles qui ont ouvert la voie.

Qui ont lutté pour naturaliser la place des femmes au combat comme en politique.

Si la trajectoire de Dora María est extraordinaire, c’est qu’elle était relativement improbable, dans ce petit pays conservateur, dans lequel les femmes étaient alors reléguées à la sphère privée et aux fonctions reproductrices.

C’est pourquoi cette trajectoire a inspiré de nombreuses femmes de sa génération, et des générations suivantes.

En témoigne la relève politique féminine que j’ai mentionné, mais aussi les centaines de textes d’hommage et d’appels à sa libération dans la presse et sur des blogs et sites personnels de jeunes femmes qui militent pour des causes féministes et démocratiques aujourd’hui.

 

Dix ans au pouvoir, trente ans dans l’opposition

 

Dora María est avant tout connue comme la guérillera sans peur et l’opposante sans reproche. Mais elle défend aussi une œuvre intellectuelle et une vision politique.

 

Après 1990, quand les sandinistes perdent les élections face à la coalition réunissant l’ensemble des forces de droite et du centre, Dora María reprend des études d’histoire. Elle en tire des travaux remarqués sur la colonisation violente des terres indigènes au Nicaragua du XIXe siècle. Elle publie aussi des textes d’analyse sur les problèmes contemporains de la démocratisation dans son pays.

Sa réflexion intellectuelle va de pair avec sa réflexion politique : c’est-à-dire comment se mettre au service du peuple nicaraguayen, et notamment de ses citoyens les plus pauvres et les plus dominés, tout en travaillant à consolider la démocratie.

 

A rebours de Daniel Ortega, son ancien compagnon d’armes devenu président, elle promeut un travail réflexif sur les pratiques politiques du sandinisme au pouvoir.

Elle prône le dialogue démocratique en interne et l’ouverture aux autres forces politiques dans le débat public.

Comme elle s’oppose à l’accaparement du pouvoir par Ortega dans le parti sandiniste, sa tendance en est expulsée. Elle investit alors son énergie et ses convictions dans le MRS, le Mouvement de Rénovation Sandiniste (qu’elle fonde en 1995 avec l’ancien vice-président et écrivain Sergio Ramirez). Depuis 2021, ce parti a pris le nom de UNAMOS (Union pour le Renouveau Démocratique, positionné au centre-gauche).

 

Dans ce cadre, Dora María Téllez a constamment lutté tant sur le plan des idées que de la pratique, pour la démocratie.

Malgré les contraintes d’un régime politique de plus en plus autoritaire, malgré les obstacles institutionnels, malgré la censure et la répression, elle s’est battue, aux côtés de ses compagnons de route du MRS, pour faire exister une alternative progressiste dans le panorama politique du pays.

 

Sur le plan militant, Dora María a été de toutes les luttes sociales.

Qu’il s’agisse des luttes paysannes et écologiques, comme lors des grandes mobilisations contre la construction du canal interocéanique au Nicaragua (une alternative au canal de Panama) entre 2014 et 2017 ; qu’il s’agisse des luttes contre la réforme de l’assurance sociale, menée notamment par les étudiants, en 2018, et qui a fait 300 morts, des milliers de blessés et des dizaines de milliers d’exilés ; qu’il s’agisse des luttes féministes contre les violences faites aux femmes, et enfin des luttes pour les libertés démocratiques : pour la liberté d’association, de manifestation ou pour le respect de l’Etat de droit.

 

Pour ces combats politiques, Dora María Téllez a toujours payé de sa personne.

Elle ne s’est jamais exilée, malgré les menaces sérieuses dont elle fait l’objet depuis longtemps.

En 2008, quand son parti est interdit, elle se met en grève de la faim, sur une place publique, pour réclamer le respect du droit.

En 2009, elle exige publiquement, avec de nombreuses autres figures politiques, le respect de la Constitution que Daniel Ortega fait réécrire pour pouvoir être à nouveau candidat en 2011, puis lors des élections suivantes (2016, 2021), avec son épouse Rosario Murillo comme vice-présidente.

Et depuis plus de 20 ans, elle répond inlassablement à toutes les sollicitations des mouvements sociaux, mais aussi de la presse, des universitaires, des ONG et des diplomaties. Aujourd’hui, elle est en prison depuis 17 mois.

 

Ce travail militant et politique inlassable de Dora María Téllez a permis de maintenir ce petit pays mal connu, le Nicaragua, sur la carte du monde.

Et de faire connaître les violations systématiques des droits humains qui y sont commises sous les gouvernement successifs de Daniel Ortega depuis 2007.

 

Ce travail militant a obtenu le soutien d’éminentes personnalités politiques et artistiques, comme l’actuel président du Chili, Gabriel Boric, comme Noam Chomsky, comme Bianca Jagger, comme les écrivains Eduardo Galeano ou Mario Benedetti. Et aussi le soutien de nombreux universitaires, comme Margaret Randall et Maristella Svampa.

 

Une femme intègre

 

Contrairement à d’anciens guérilleros repentis, Dora María Téllez n’a jamais renié ses convictions.

Elle est et reste une femme politiquement progressiste, engagée pour des causes justes, nobles, et non élitistes.

Elle se bat non seulement pour le rétablissement de la démocratie dans son pays, mais aussi et toujours pour la justice sociale.

Pour une redistribution économique et sociale réelle.

Pour le traitement digne des migrants.

Pour le respect de la diversité sociale, raciale, et de genre.

Pour une vie digne, autonome et libre de violences pour les femmes.

 

Pour le dire en une phrase, Dora María Téllez incarne aujourd’hui la lutte non seulement contre l’oppression politique en Amérique latine, mais aussi contre l’accaparement des richesses au profit de quelques-uns, et contre le conservatisme obscurantiste qui fait notamment reculer les droits des femmes et de toutes les minorités.

Dora María Téllez, nous espérons vous voir libre, comme tou.tes vos camarades de combat, et pouvoir vous remettre le doctorat honoris causa en mains propres, dès que possible, à Paris.

 


[1] La vidéo de la cérémonie de remise des insignes du doctorat honoris causa au sein du Grand amphithéâtre de la Sorbonne est disponible au lien suivant.


IHEAL-CREDA 2022 - Publié le 30 novembre 2022 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°71, décembre 2022.

 

Dora Maria Tellez avec Carlos Fernando Chamorro, à l'aéroport Dulles de Washington D.C. jeudi 9 février 2023.

 

 

 

 

Jeudi 9 février 2023, à la mi-journée, Dora María Téllez et 221 prisonniers politiques du gouvernement nicaraguayen dirigé par Daniel Ortega et Rosario Murillo ont été libéré-es. Si cette libération est de bonne augure, en ce qu'elle témoigne de l'existence de réelles pressions sur le couple présidentiel, les prisonnier.es ont été immédiatement déporté.es vers les Etats-Unis. Ils et elles ont également été déchu.es de leur nationalité et sont aujourd'hui apatrides.  Vingt-trois prisonnier.es politiques demeurent par ailleurs dans les geôles du Nicaragua et 222 figures de l'opposition sont aujourd'hui en exil pour une durée indéterminée. Le gouvernement étatsunien leur a accordé un statut de réfugié dans le cadre de leur programme humanitaire, pour deux ans, mais le futur reste très incertain. La lutte du peuple nicaraguayen pour recouvrer sa liberté et reconstruire la démocratie n'est pas au bout de ses peines.

 

 

Pages

Subscribe to Édito