Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
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Édito

"Quel que soit le score de Lula, le conservatisme creuse son sillon au Brésil"

Rafael R. Ioris

 

"Quel que soit le score de Lula, le conservatisme creuse son sillon au Brésil"

Par Rafael R. Ioris,

professeur d’histoire politique latino-americaine à l’université de Denver, invité à l’IHEAL.

 

 

Quatre ans après le début de la présidence Bolsonaro, le 1er janvier 2019, l’électorat brésilien a eu l’opportunité de se rendre aux urnes, le 02 octobre dernier, pour décider qui va être le prochain Président, mais aussi pour choisir les prochains gouverneurs dans les États, les députés fédéraux et des États, et un tiers des sénateurs. L’ex-président Lula est parvenu à se maintenir pour le second tour mais c’est un pays profondément polarisé que donne à voir ce scrutin car la base bolsonariste reste encore très vivante et forte[1].

 

Le conservatisme, tel qu’il s’est exprimé durant la campagne, par exemple par la bouche de ses portes-paroles de la droite chrétienne comme la pasteure évangélique Damares Alves, élue sénatrice dans le District fédéral, n’est pas un trait récent de la société brésilienne. Étant donné qu’il s’agit d’une des sociétés esclavagistes les plus importantes de l’histoire, il n’est pas surprenant que le Brésil reste une nation à la culture profondément hiérarchique et autoritaire. Dans les années 1930, y a prospéré l’Action intégraliste brésilienne, un des plus grands partis politiques d’orientation fasciste hors d’Europe, si l’on considère le nombre d’adhérents. De même, au début des années 1970, au plus fort de la dernière dictature militaire et de la répression, l’ARENA (Alliance de rénovation nationale), parti qui soutenait le régime de façon officielle, a disposé d’une large popularité et se vantait d’ailleurs d’être le plus grand parti de l’hémisphère occidental, en nombre d’adhérents.

 

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que, même après le processus lent, graduel et contrôlé de démocratisation que le Brésil a connu tout au long des années 1980, le récit sécuritaire, autoritaire et qui promet le salut, tel que le portent les hommes politiques de la droite populiste, ait toujours réussi à engranger un appui, en particulier dans les périodes de crise économique ou d’augmentation des taux de criminalité. Souvent, ces soutiens se sont traduits par l’accès à des mandats d’hommes politiques de droite ancré dans des espaces régionaux, comme Eneas Carneiro, député fédéral élu dans l’État de São Paulo au début des années 2000. Aujourd’hui, c’est le cas d’élus qui, appuyés par des groupes d’intérêts actifs à la Chambre des députés, comme le groupe interpartisan surnommé BBB pour « balle, boeuf, bible » (soit : sécurité, agriculture intensive, évangélisme), sont parvenus à exercer une influence forte dans les débats, tel le député de São-Paulo Marcos Feliciano ou encore Magno Malta, sénateur de l’État d’Espirito Santo, tous deux très présents sur les enjeux moraux et de sécurité publique.

 

Parmi eux, un des personnages dont l’influence s’exerce depuis le plus longtemps est justement le député fédéral Jair Bolsonaro lui-même. Élu pour la première fois en 1991 dans l’État de Rio de Janeiro, il s’y est appuyé principalement sur le vote de militaires conservateurs à la retraite[2]. Après plusieurs années pendant lesquelles il a été vu comme un député sans importance et excentrique, qui, de façon répétitive, prenait la défense des crimes de la dictature, une série d’événements graves pour la consolidation du régime démocratique a eu pour conséquence que cette figure quichottesque est parvenue, malgré les prédictions de presque tous, à se hisser au sommet de l’État.

 

En premier lieu, la crise économique globale de la fin de la première décennue du xxième siècle est arrivée tardivement au Brésil, à la fin de l’année 2012. Les avancées des années précédentes se sont alors vite érodées, surtout pour les populations aux revenus les plus bas et dans les grandes villes. Touchées par l’augmentation du coût de la vie, elles ont commencé à formuler des demandes d’inclusion et d’amélioration des services sociaux, à partir du mouvement contestataire de juin 2013. Les classes moyennes, largement bénéficiaires des avancées économiques de la première décennie de ce siècle, ont exprimé un mécontentement croissant vis-à-vis de l’accès des classes populaires aux espaces sociaux et culturels qui leur étaient historiquement réservés. Des groupes conservateurs issus de ces classes moyennes ont vu dans les manifestations de 2013 une opportunité pour former une force politique capable de s’opposer à la poursuite de ces changements au Brésil.

 

En 2014, ces groupes ont été défaits par Dilma Rousseff, la première femme Présidente du Brésil, alors réélue pour un second mandat dans un contexte de division croissante. Pourtant, c’est précisément avec ces « journées de 2013 » puis avec le refus d’accepter le résultat du scrutin présidentiel de 2014 qu’une nouvelle version de la droite radicale a commencé à se consolider au Brésil[3]. Le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), dont est issu l’ex-président Fernando Henrique Cardoso, a pris la tête de ce refus, alors que, par le passé, il a été un des acteurs de la consolidation de la démocratie. Le Brésil est alors connu une succession de crises politiques. Moment crucial dans ce processus, la crise économique de 2015 a rendu possible une campagne médiatique en faveur de la destitution de la Présidente ; destitution qui s’est avérée dépourvue de fondement légal[4]. Cette crise a connu son point culminant avec la mise en place du gouvernement termidorien dirigé par Michel Temer, ancien vice-président aux côtés de Dilma Rousseff. À son arrivée à la présidence, il a adopté un ordre du jour conservateur, avec l’appui des milieux économiques, politiques et médiatiques, favorables à la politique de réforme des lois du travail et de réduction de la dépense publique.

 

Quoi qu’il en soit, même si les élites ont apprécié la voie empruntée par Michel Temer, le fossé entre un agenda néolibéral mis au goût du jour et le fait que le mandat de ce gouvernement n’émanait pas du peuple a généré une fragilité au sein de la majorité au pouvoir. C’est ainsi que les partis historiques qui avaient soutenu le coup d’État parlementaire de 2016 ont été emmenés par la vague réactionnaire de 2018. Cette vague a répondu à une puissante aspiration populaire à apporter des solutions autoritaires aux difficultés du moment. Au bout du compte, le médiocre personnage de Bolsonaro est alors devenu l’instrument d’une tourmente qui s’est traduite par la consolidation d’un programme autoritaire et réactionnaire.

 

En second lieu, une fois au pouvoir, Bolsonaro n’a surpris personne par ses manquements comme chef de gouvernement, en particulier en ce qui concerne sa gestion désastreuse –et intentionnelle- de l’épidémie de COVID-19, qui a causé la mort de presque 700 000 personnes au Brésil. De même, il n’a mis aucune sourdine à ses propos misogynes et homophobes, connus de tous, tandis que l’appui qu’il donne aux déprédations de l’environnement est devenu une politique d’État. En outre, le récit falacieux selon lequel les cadres militaires seraient plus efficaces a mené à une véritable occupation des fonctions civiles par des membres des forces armées, à une échelle encore plus grande qu’à la période du gouvernement militaire. Enfin, le dangeureux discours sur la nécessaire extinction des institutions politiques démocratiques, en particulier la Cour suprême (STF – Supremo Tribunal Federal), se normalise au sein du gouvernement et de ses soutiens les plus féroces.

 

Face à cela, le bon résultat de Bolsonaro dans les urnes, le 02 octobre dernier, est l’expression claire de l’enracinement du conservatisme autoritaire de facture fasciste dans la société brésilienne. En réunissant cinquante et un millions de voix, il est parvenu à éviter une victoire de Lula au premier tour, ce qui met le Brésil face à un second tour serré, potentiellement violent et dangeureux. En 2018, le système partisan brésilien est passé par une crise d’une ampleur qu’il n’avait pas connue depuis 1966 quand l’Acte institutionnel n°2 avait interdit tous les partis existants. Dans ce contexte de crise, Bolsonaro et ses vassaux enregistrent aujourd’hui un soutien historique. C’est le cas de ses plus proches alliés, tel Eduardo Pazzuelo, général de l’armée de terre et ministre de la Santé pendant le désastre de la pandémie, qui vient d’être élu député fédéral à Rio de Janeiro, avec un score très élevé. L’électorat préfère donc maintenir au pouvoir les tenants fidèles de cette politique conservatrice, néolibérale et autoritaire, plutôt que de disposer d’une administration efficace et de services publics de qualité.

 

Ce résultat suggère qu’une bonne moitié de l’électorat accorde peu d’importance aux propositions centrales du programme de Lula, telle que la protection de l’environnement, les politiques inclusives et même la défense de la démocratie. En 2018, on pouvait encore penser que le récit conservateur et autoritaire de Bolsonaro avait l’attrait de la nouveauté. Aujourd’hui, il s’enracine de façon structurelle au sein de larges groupes sociaux qui représentent une proportion non négligeable de l’électorat, même s’ils ne sont pas majoritaires dans toutes les régions. Dans ce processus, les questions socio-culturelles liées à la famille, au patriotisme et à la religion sont centrales, en particulier au sein des classes les plus défavorisées des centres urbains. Cependant, le programme néolibéral mis en oeuvre par Bolsonaro répond aussi aux attentes de groupes sociaux influents et aisés, qu’il s’agisse de ceux qui défendent la croissance de l’agriculture d’exportation ou des idéologues de la privatisatin de l’État. Enfin, les paroles des nouveaux dirigeants, en particulier les militaires, trouvent un écho au sein des classes moyennes, quand ils défendent un accès illimité aux armes pour l’homme supposément chargé de la sécurité privée de sa famille.

 

De fait, malgré des changements fondamentaux ces dernières années, le Brésil profond reste conservateur, intolérant et appuyé sur une structure de domination où les dirigeants autoritaires qui promettent le salut tendent à être vus comme des solutions faciles face aux durs problèmes du quotidien. Si les chances de Lula de gagner au second tour se concrétisaient, cela signifierait qu’une mobilisation forte serait nécessaire pour résister à l’enracinement du néo-fascisme au Brésil. Un éventuel gouvernement Lula, face à une société beaucoup plus polarisée qu’au début des années 2000, devrait concentrer ses efforts non plus sur les innovations dans les politiques sociales mais bien sur la reconstruction de la démocratie brésilienne. Si Bolsonaro venait à gagner, cela confirmerait qu’une majorité approuve la voie préoccupante prise par la société brésilienne des dernières années. Une telle légitimation pourrait amener Bolsonaro a détruire définitivement les institutions démocratiques et à mettre en place un régime autoritaire, sous l’apparence de la démocratie libérale ; ce qui a toujours été son projet. Même dans le cas d’une éventuelle défaite claire de Bolsonaro, le scrutin du 02 octobre a exprimé un soutien à l’autoritarisme conservateur qui va continuer à orienter les voies suivies par le Brésil pendant encore longtemps. Qu’il perde ou qu’il gagne le 30 octobre, Bolsonaro est là pour rester.

 


[1] Les résultats détaillés peuvent être consultés sur le site du Tribunal supérieur électoral du Brésil.

[2] Notice « Jair Bolsonaro » in Dicionário Histórico-Biográfico Brasileiro, FGV, CPDoc.

[3] Marcelo KUNRATH SILVA, « A apropriação conservadora do ciclo de protestos de 2013 : rumo aos protestos anti-Dilma? », Lusotopie, XVII (1), 2018, p.88-111.

[4] Maria Lucia, MORITZ, Rita Mayara BACELAR, « A mídia e a construção do impeachment de Dilma : um olhar de gênero », Congrès de l’association latino-américaine de science politique (ALACIP), 2017, Montevidéo.

 


IHEAL-CREDA 2022 - Publié le 28 octobre 2022 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°70, novembre 2022.

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