Edito
Édito
Un maillon sur le point de craquer : l’Espagne et l’agenda latino-américain de l’Europe
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Un maillon sur le point de craquer : l’Espagne et l’agenda latino-américain de l’Europe
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Manuel Alcántara,
Universidad de Salamanca, Instituto de Iberoamérica
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À partir des années 1970 et les transitions démocratiques vécues de part et d’autre de l’Atlantique, la politique espagnole est entrée en syntonie avec celle de plusieurs pays latino-américains. Du côté interne, l’Espagne, qui a adopté un modèle institutionnel complexe et conflictuel d’autonomies régionales (estado autonómico), a impulsé une stratégie de coopération fondée sur des réunions périodiques au plus haut niveau – les sommets ibéro-américains des chefs d’État et de gouvernement – qui se sont ensuite institutionnalisés sous la forme du Secrétariat Général Ibéro-américain. Du côté externe, une fois l’Espagne membre de la Communauté Économique Européenne, celle-ci se présente comme un pont, plus rhétorique que réel, entre l’Amérique latine et l’Europe, tandis que les entreprises espagnoles renforcent leurs positions sur le marché latino-américain.
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Mais après l’épiphanie des transitions démocratiques, l’Amérique latine et l’Espagne ont suivi des évolutions divergentes qui compliquent et rendent de plus en plus illusoire le rôle de pont que l’Espagne prétend jouer entre les deux continents. L’Amérique latine apparaît comme une région tendue où les États sont à la fois en compétition les uns avec les autres et en processus d’intégration régionale. De son côté, l’Espagne voit s’accentuer les problèmes internes d’identité nationale pendant qu’elle s’affirme au sein d’une Union européenne reconfigurée par le Brexit. Ce scénario est lui-même compliqué par l’entrée d’acteurs tiers, comme par exemple la Chine.
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Depuis le début du XXIe siècle, quatre phénomènes de nature différente et d’intensité croissante affectent ce système relationnel hétérogène et dynamique. Le premier est lié à la question identitaire « autochtone » qui ne cesse de se renforcer. Larvé pendant la commémoration du (mal) dénommé cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique, le mouvement d’introspection sur soi, sur ce qui oppose Indiens et Conquistadors, sans être inédit dans les relations historico-culturelles de la région, prend de la vigueur. Des pays dotés d’une grande richesse linguistique voient ressurgir une demande de reconnaissance de langues vernaculaires marginalisées par la présence officielle de l’espagnol. Deux exemples récents nous frappent : Guido Bellido, président du Conseil des ministres, s’est exprimé en quechua lors de la journée inaugurale du congrès péruvien, faisant valoir une réclamation ancestrale de l’intérieur du pays ; Elisa Loncón, professeur mapuche et présidente de l’Assemblée constituante chilienne, fait son discours d’ouverture en mapudungun. Le Chili, après la Bolivie et l’Équateur, discute la plurinationalité du pays et la demande, forte et claire, de reconnaissance des peuples autochtones, historiquement marginalisés. Tout ceci s’entremêle avec des exigences d’excuses de la part de responsables politiques espagnols, avec la diabolisation de figures coloniales dont les statues sont mises au rebut et les noms de rues changés. Les éphémérides des derniers mois, certaines dérivées des indépendances et d’autres de l’apogée et du déclin de Tenochtitlan, sont autant d’opportunités pour régler des comptes ou construire des récits à partir desquels articuler des politiques du présent.
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Le deuxième phénomène vient de l’expansion de la Chine. En à peine deux décennies, elle est devenue le deuxième partenaire commercial et investisseur de nombreux pays latino-américains, dépassant sur le terrain économique les États-Unis dont la présence en Amérique latine s’est progressivement restreinte à des questions migratoires et au narcotrafic. Les États-Unis centraient alors d’avantage leur attention sur le Moyen Orient. Certes, le retour des troupes nord-américaines rouvre la possibilité que la région latino-américaine retrouve une certaine centralité, mais les positions acquises par la Chine sont déjà contrôlées et sapent les processus d’intégration régionale comme le Mercosur. L’Uruguay a ainsi ouvert des négociations avec le pays asiatique sans avoir consulté ses partenaires. Dans ce scénario, la présence espagnole est limitée et s’éloigne chaque jour davantage des périodes d’intégration économique antérieures à la crise de 2007.
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En troisième lieu, les mouvements migratoires latino-américains, accentués par les crises économiques des différents pays, demandent une politique de portes ouvertes à l’Espagne au nom des liens qui les unissent avec la « mère patrie ». Mais toute politique proactive est limitée en raison des accords de Schengen et de la lente montée de l’extrême-droite xénophobe. En conséquence, des tensions fréquentes perturbent le climat général des relations entre les deux parties.
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Enfin, il faut considérer la détérioration significative de la démocratie que vivent un nombre croissant de pays latino-américains et qui complique les interactions. A la profonde dérive autoritaire qu’enregistrent le Venezuela et le Nicaragua s’ajoutent celle du Brésil, du Salvador, du Guatemala et du Honduras. L’agenda ordinaire des relations entre États devient particulièrement délicat, avec des régimes illibéraux ou directement non démocratiques.
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Du point de vue de l’Espagne, le scénario des relations avec l’Amérique latine n’est donc pas simple. L’européanisation de la vie publique part dans deux directions : une imbrication toujours plus grande de l’économie et de la société espagnole dans l’Europe, notamment après le départ de la Grande-Bretagne, et des préférences européistes croissantes chez les élites espagnoles – ce qui s’observe dans les trajectoires professionnelles du gouvernement espagnol. Ainsi le président Pedro Sánchez a-t-il débuté sa carrière politique dans les instances européennes et la ministre de l’Économie, Nadia Calviño, était-elle une haute fonctionnaire européenne avant d’intégrer le gouvernement. Certes, manions l’ironie, un partenaire de la coalition du gouvernement, Podemos, a une claire composante latino-américaine dans ses origines puisque plusieurs de ses fondateurs ont appris à faire de la politique comme conseillers de gouvernements latino-américains. Bref, le gouvernement pourrait être tenté de penser que l’Amérique latine est un fardeau dont il faut se débarrasser et l’Europe devra alors affronter les conséquences d’un maillon sur le point de craquer.
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Manuel Alcántara est professeur au département de Droit Public Général à l’Université de Salamanque, où il fut vice-directeur du service des Relations internationales et de coopération. Entre 2007 et 2009 il fut également directeur de l’Institut des études ibéro-américaines hébergé par l’Université et homologue espagnol de l’IHEAL et de l’Institut nordique des études latino-américaines (NILAS | Stockholm) dans le cadre du master erasmus + LAGLOBE.
IHEAL-CREDA 2020 - Publié le 4 novembre 2021 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°59, novembre 2021.
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