Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
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Édito

Le grognement du rat – La tentative d’auto-coup du président Jair Messias Bolsonaro

Livio Sansone

 

Le grognement du rat – La tentative d’auto-coup du président Jair Messias Bolsonaro

 

Livio Sansone

Professeur d’anthropologie à l’Universidade Federal da Bahia (UFBA),

Professeur invité par l’IHEAL au premier semestre de 2021-2022.

 

 

 

En prévision du 07 septembre dernier, jour de la fête de l’indépendance du Brésil, avaient été prévues des manifestations de soutien au gouvernement dans toutes les capitales des États du pays. A Brasilia et à São-Paulo, où la participation a été significative, le président Bolsonaro a fait un discours dans lequel il accusait le Tribunal suprême fédéral (STF)  de faire œuvre d’opposition systématique. Il est allé jusqu’à menacer le STF[1] de ne plus se soumettre aux diktats de cette cour et jusqu’à appeler le peuple à s’insurger contre la « vieille politique », contre les juges et toute institution qui, selon lui, s’acharnerait contre « la liberté et les Brésiliens ». Bolsonaro, également appelé Messie par certains de ses partisans, aime à se présenter comme l’homme des multitudes : un être qui a besoin d’être sous les projecteurs pour survivre. À cette occasion, en plus des projecteurs, le « messie » aspirait à être lui-même « le selfie du peuple et avec le peuple », et à se faire photographier et auto-couronner au milieu de la multitude. La promesse de coup d’État, ou d’auto-coup, que Bolsonaro n’a pas tenue, a fait l’objet d’un démenti dès lendemain le 07 septembre : il ne voulait pas faire un coup d’État lui-même, mais seulement faire la démonstration, selon ses propres paroles, de « la force du peuple ».

 

L’homme des foules (The Man of the Crowd), conte d’Edgar Allan Poe, dont le personnage principal ne dort ni ne mange, mais qui survit de l’énergie qu’il accumule quand il s’immerge dans la multitude, ne doit pas faire partie de la bibliothèque réduite de Jair Bolsonaro. Pourtant, c’est ainsi que le Président de la République du Brésil veut être vu, et c’est ainsi qu’il est montré dans les médias bolsonaristes, surtout présents dans les réseaux sociaux : différent des « hommes politiques traditionnels », cet homme simple, qui vient du bas, prend en direct un petit déjeuner composé de pain et margarine, et n’a peur de rien (pas même du Covid) puisqu’il a été militaire et athlète par le passé. Et, puisqu’il est sincère, il laisse échapper un juron de temps en temps. Cette informalité est méticuleusement construite par les trois fils du Président, hommes politiques professionnels, et par son staff de communication, entraîné par Steve Bannon, le génie de la communication de la nouvelle droite ; informalité qui subvertit les codes de la « politique traditionnelle », y compris en recourant à la vulgarité, afin que le « messie » reste le champion des ondes.

 

Le Président est en partie le moteur, mais aussi la victime, de cette construction grotesque, qui l’oblige à chercher de façon constante de nouvelles et toujours plus spectaculaires manifestations de simplicité, d’authenticité et de sincérité. En réalité, dans le monde de la politique, la sincérité n’est jamais une qualité éternelle. Elle doit être réinventée et reconfirmée jour après jour. Il s’agit d’une quête risquée, contraire aux nécessités imposées par la politique des arrangements et de la médiation, encore dominante au Congrès brésilien. C’est ainsi que les alliés de Bolsonaro le confrontent à une mission impossible : concilier l’entretien d’une majorité parlementaire, qui bénéficie des ressources issues des amendements parlementaires[2] en contre-partie du soutien concédé à un Président qui va trop loin, avec l’entretien de son image d’homme politique intrinsèquement différent et qui s’oppose, qui aime les élections mais surtout pas la « politique politicienne », du Congrès, des partis ou encore celle des juges.

 

Pour exister, Bolsonaro est un homme qui a besoin d’agitation, de moments trépidants, de pagaille. Peu lui importe que cela soit préjudiciable aux intérêts du Brésil, pays ravagé par presque 600 000 morts du Covid, par des taux de violence très élevés, par des inégalités extrêmes, par un taux de chômage plus haut que jamais et, ces derniers mois, par une inflation accélérée et une augmentation forte de la faim. Et comme Bolsonaro sait qu’il ne pourra jamais être un excellent homme d’État, alors que tous ses prédécesseurs l’ont été, au moins de façon formelle, il a choisi l’extrême inverse, l’anti-homme d’État. Cela rappelle le roi Richard III chez Shakespeare qui, ne sachant pas briller par le bien, décide de se dépasser dans le mal. C’est ainsi que, au lieu de discuter de la reconstruction du Brésil post-covid, enjeu présent en politique dans tous les pays européens, nos politiques s’intéressent à ce qu’ils pourraient faire du Président : faut-il le destituer ? Simplement faire comme s’il n’était pas là ? Attendre sa chute ? Ou bien, comme tout prête à le croire, attendre qu’il ne soit pas réélu ?

 

Le fort taux de rejet du Président, qui continue d’augmenter, indique qu’il devra faire plus de concessions, payer plus et se donner plus de peine s’il veut conserver ses fonctions. Ce qui s’annonce est encore une tragédie amenée par les excès du populisme. De plus –et c’est ironique- tant de « chaleur de l’émotion » dans le quotidien et la pratique de la politique traditionnelle n’ont en rien permis de la rendre plus transparente. Ainsi, le Congrès adopte des mesures de la plus haute importance en faisant passer à la trappe tout débat public large, alors que cela donnerait des garanties sur le caractère juste de leur application. C’est le cas de la réforme du travail, de la réforme de l’assurance sociale, de la déconstruction du droit des peuples indégènes et de l’ensemble des grandes privatisations.

 

Derrière cela, se profile un ensemble de pertes et de souffrances incalculables, ainsi qu’un ensemble de points d’inflexion de la politique qui étaient impensables jusqu’en 2018. Aujourd’hui, il existe beaucoup de « libertés » relatives à l’horizon de ce qui est permis dans le champ politique, aux types de termes et d’excès auxquels on peut recourir, à la présence au Congrès des militaires (« le Parti de la balle ») et des pasteurs évangéliques (« le Parti de la bible »), et la possibilité de faire passer des opinions pour des faits, y compris à propos d’enjeux aussi dramatiques que la pandémie. Mais comment aurions-nous pu attendre autre chose de Bolsonaro ? Il suffisait d’avoir une petite idée de la façon dont il a construit son fief politique à Rio de Janeiro pour savoir que l’histoire ne pourrait pas être différente : en collusion avec les milices et la pègre de l’Assemblée législative de Etat, pendant plus de deux décennies d’activisme dans le berceau de cette méritoire « politique traditionnelle ».

 

La question qui revient est la suivante : pourquoi, alors, a-t-il obtenu tant de voix en 2018, surtout à Rio de Janeiro ? Le besoin se fait sentir de mieux comprendre et d’étudier le succès, peut-être éphémère, de cette anti-politique sans précédents associée à la vénalité de ce machisme et de cet autoritarisme, qui atteindraient un score très élevé sur la fameuse « échelle F » (de fascisme), conçue par Adorno en 1947 pour mesurer la personnalité autoritaire[3]. Ce succès s’explique par une demande d’autoritarisme présente au sein d’une bonne partie de l’électorat brésilien, surtout masculin. Il s’agit d’une frange du « peuple » que ni les sciences sociales ni la gauche brésilienne ne pensaient si présente.

 

Les années Bolsonaro laisseront le souvenir d’années de divisions au sein de notre pays ; divisions qui traversent les classes, les couleurs, les régions, les croyances, et jusqu’à la vie familiale. L’histoire le condamnera, mais il faudra des générations pour panser cette plaie.

 


[1] Cour suprême brésilienne.

[2] Fonds spéciaux que le gouvernement peut mettre à la disposition des parlementaires, de façon discrétionnaire.

[3] Theodor W. Adorno, Else Frenkel-Brunswik, Daniel Levinson, Nevitt Sanford 1950. The Authoritarian Personality. New York : Harper & Brothers.


IHEAL-CREDA 2020 - Publié le 24 septembre 2021 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°58, octobre 2021.

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