Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Édito

Elections présidentielles en Colombie 2018 : le futur incertain de la paix

Erica Guevara

Elections présidentielles en Colombie 2018 : le futur incertain de la paix
Par Erica Guevara*

A l’issue du deuxième tour des élections présidentielles du 17 juin dernier, c’est Iván Duque, candidat du parti Centro Democrático (en réalité, la droite dure), qui a remporté l’élection de manière indiscutable avec 54% des voix. Au cœur de son programme, la remise en question des Accords de paix avec la guérilla des FARC, laborieusement négociés par le gouvernement sortant de Juan Manuel Santos (2010-2018). Cependant, malgré l’échec de Colombia Humana, la coalition de gauche arrivée en deuxième position avec un programme qui défendait ces mêmes accords de paix, le candidat Gustavo Petro a déclaré lors de son discours de défaite qu’il ne se considérait pas vaincu. En effet, avec plus de 8 millions de voix, la gauche obtient le meilleur score de toute l’histoire du pays, et acquiert une importante légitimité en tant que principale force d’opposition. Paradoxalement, bien qu’en Colombie ces élections aient été les plus pacifiques des quarante dernières années, elles laissent présager d’importants dangers pour la paix.

Malgré la volonté des candidats de débattre de sujets économiques ou sociaux pendant la campagne, c’est le thème incontournable de la paix qui a été au cœur de l’élection et qui a généré une polarisation entre deux camps, notamment lors du premier tour. Alors que des candidats positionnés plus au centre, tels que Sergio Fajardo (Coalición Colombia, verts et centre), Germán Vargas Lleras (Coalición Mejor Vargas Lleras, centre droit) ou Humberto de la Calle (Partido Liberal), tentent de rallier les électeurs sur d’autres agendas, c’est le dorénavant classique clivage de l’uribisme et de l’anti-uribisme qui détermine l’élection. Ce clivage positionne les électeurs aux deux extrêmes du spectre politique colombien encore marqué par les idées de l’ancien président resté incontournable dans la vie politique du pays. La gestion de l’après-conflit est intrinsèquement articulée par cette polarisation car, Álvaro Uribe (2002-2010) avait appliqué une politique très ferme contre les FARC et instauré le Plan Colombia de lutte par les armes contre le narcotrafic. Après avoir participé activement à la mise en œuvre de ces politiques de guerre en tant que ministre de la Défense, Juan Manuel Santos, une fois président, a choisi de signer des Accords de Paix, auxquels Álvaro Uribe s’est alors opposé frontalement. La principale critique adressée par ce dernier à son ex-dauphin est simple : il aurait adopté une position trop laxiste envers les FARC pendant ces négociations.

Dans le programme d’Iván Duque, cette critique se traduit sous la forme de deux propositions de modifications des accords de paix qui risquent de mettre en danger tout l’édifice : premièrement, le narcotrafic ne doit plus être considéré comme un délit politique connexe, lorsque celui-ci permettait de financer la rébellion ; deuxièmement, aucun représentant politique ne devrait occuper une fonction publique s’il a commis des délits de lèse-humanité. Ces deux mesures remettent donc en question une pierre angulaire des négociations, qui ont accordé aux FARC dix places au Parlement (5 en chambre haute et 5 en chambre basse), indépendamment du nombre de votes obtenus aux élections, pendant deux mandats (soit 8 ans), en échange de leur reconversion en parti politique (nommé Fuerza Alternativa Revolucionaria del Común), et bien entendu du dépôt définitif des armes. Enfin, Duque propose de réformer les hautes cours de justice pour unifier leur jurisprudence, ce qui aurait comme conséquence de dénaturer la nouvelle juridiction spéciale pour la paix (Jurisdicción Especial para la Paz, le tribunal pour la paix, composante essentielle du système de vérité, réparation et réconciliation).

Vues de l’étranger, les réticences à l’égard d’un conflit vieux de soixante-dix ans sont difficiles à comprendre, tout comme la sanction par les citoyens du bilan d’un président Prix Nobel de la Paix. Ce dernier a en effet réussi à réduire le taux de morts violentes et à le ramener au niveau le plus bas depuis 42 ans, ainsi qu’à envoyer aux urnes des membres du secrétariat des FARC, qui parfois n’avaient jamais voté de leur vie (ils n’obtiennent cependant que 0,35% des votes aux élections législatives du 11 mars, ce qui conduit leur candidat, Rodrigo Londoño, alias Timochenko, à se retirer des élections présidentielles). Cependant, d’autres éléments soulignent à quel point le pays traverse une situation extrêmement délicate et permettent d’expliquer en partie la polarisation des citoyens : s’il est vrai que le volet politique des accords de paix a été respecté par les parties, en revanche, la mise en œuvre des mesures sociales et de sécurité destinées à assurer la réinsertion des guérilleros démobilisés a été largement insuffisante et a subi de très importants retards (notamment en raison de blocages institutionnels). D’une part, ceci suscite la crainte de la reprise des armes par les membres des guérillas en vue d’alimenter les mouvements de dissidence encore existants, ainsi que la recomposition de nouveaux groupes armés. On assiste alors à des affrontements entre bandes criminelles (souvent intégrées par d’anciens paramilitaires) pour le contrôle des terres laissées inoccupées par les guérillas. De part et d’autre, des alliances se nouent entre narcotrafiquants, comme en témoigne le niveau record d’hectares de plantations de feuilles de coca sur le territoire en 2018. Par ailleurs, l’augmentation des assassinats de leaders sociaux (pas moins de 218 depuis la signature des Accords) renforce chez les organisations de gauche la peur d’une paix partielle ou de façade. A ceci, il faut rajouter que les négociations avec l’Ejército de Liberación Nacional (ELN, deuxième guérilla du pays) piétinent, tandis qu’un des membres du secrétariat des FARC récemment élu au Congrès, Jesús Santrich, s’est fait arrêter pour trafic de drogue pendant les derniers mois et se retrouve menacé d’extradition aux États-Unis.

Le premier tour des élections présidentielles fait donc émerger le nouveau dauphin d’Álvaro Uribe, Iván Duque (39,14%), et son principal opposant, Gustavo Petro (25%). Ce dernier est pourtant suivi de près par l’ancien maire de Medellín, le professeur Sergio Fajardo (23,73%), de la coalition de centre à tendance verte, soutenu par d’importantes figures telles qu’Antanas Mockus, plébiscité par les jeunes des classes moyennes et supérieures. Entre les deux tours, les deux candidats atténuent leurs positions. Pour Gustavo Petro, le défi est important, car l’écart avec Duque est de plus de 2,5 millions de voix, et peu après le premier tour, Fajardo appelle ses électeurs à voter blanc. En effet, Petro, l’ancien guérilléro du M-19 et ancien maire de Bogotá polarise  lui aussi l’électorat, car ses attitudes parfois « caudillistes » permettent à l’opposition d’agiter allégrement le spectre de la « menace castro-chaviste ». Son résultat au deuxième tour témoigne cependant d’un important report des voix de Sergio Fajardo en sa faveur, notamment grâce aux alliances réalisées avec des figures politiques décisives de sa coalition pendant l’entre-deux-tours. Le vote blanc, important en Colombie car une case particulière lui est consacré sur le bulletin de vote, atteint cependant un record de 4,2%, soit plus de 800 000 électeurs, témoignant d’un refus de la polarisation par une partie de l’électorat.

Ces premières élections en temps de paix en Colombie sont historiques à d’autres égards : elles enregistrent des records de participation (53% aux deux tours, une première pour le pays depuis 1974). Il s’agit aussi des scrutins les plus pacifiques depuis plus de quarante ans, car très peu d’incidents ont été signalés, dans un pays très habitué à la violence électorale. Cependant, une analyse de la géographie électorale met aussi en évidence un constat flagrant : la répartition municipale des votes pour Colombia Humana reproduit à peu de choses près la carte des territoires les plus vulnérables face à la violence pendant cette période de post-conflit. A part la ville de Bogotá, ce sont les départements les plus pauvres du pays, côtiers et frontaliers, qui ont le plus voté pour Gustavo Petro. Ce sont aussi ceux où les populations afro-colombiennes et indigènes sont les plus représentées. Tout comme lors du Plébiscite pour les Accords de paix de 2016, ce sont les territoires les plus exposés au conflit armé qui ont le plus voté à gauche. Par contraste, c’est dans le fief d’Alvaro Uribe, la riche région « paisa » d’Antioquia et ses départements proches, que les résultats pour Iván Duque dépassent les 60% des votes. L’affirmation d’une opposition entre zones urbaines et rurales doit cependant être nuancée : si Medellín et plusieurs villes moyennes ont voté pour Duque, les trois grandes villes de Bogotá, Barranquilla et Cali ont voté majoritairement pour Petro. Ceci tend à démontrer l’importance des dynamiques régionales et de la géographie du conflit armé pour expliquer les comportements électoraux.

L’élection présidentielle de 2018 marque donc un moment charnière en Colombie : le nouveau président va-t-il prendre ses distances par rapport à son entourage, dans lequel, en plus de l’ancien président Uribe, figurent d’importantes figures de la para-politique la plus réactionnaire du pays ? Va-t-il renégocier les Accords de paix, ou simplement laisser végéter leur mise en œuvre ? La coalition de gauche va-t-elle réussir à perdurer, et à se saisir des opportunités que lui procure le nouveau « statut d’opposition politique » récemment adopté en 2017 ? Si le retour du secrétariat des FARC aux armes est difficilement envisageable, l’absence d’accompagnement dans la réinsertion sociale des personnes démobilisées et le « cas Santrich » envoient des signaux négatifs aux anciens guérilleros, qui peuvent être tentés de rejoindre les files de la dissidence. Si, comme annoncé, la réponse de l’Etat est de nouveau répressive, le risque de revenir quinze ans en arrière et de provoquer des affrontements et de nouveaux bains de sang est grand.

 

*Erica Guevara est maitresse de conférences à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis/CEMTI et membre de l’OPALC Sciences Po/CERI 

 


Publié le 29 juin 2018 et mis à jour le 9 juillet 2018

 

Pages

Subscribe to Édito