Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Édito

L’isolement des défenseurs des droits humains et de l’environnement dans la lutte contre l’extractivisme

Alice Richomme

L’isolement des défenseurs des droits humains et de l’environnement dans la lutte contre l’extractivisme

Par Alice Richomme*

Mi-janvier, le paysan mexicain Isidro Baldenegro López était assassiné alors qu’il était revenu vivre depuis peu dans sa communauté natale au nord du Mexique dans la Sierra Madre occidentale après des années d’exil, suite à des menaces de mort. Ce leader autochtone Tarahumara se mobilisait depuis longtemps contre la déforestation illégale. Il avait reçu pour son combat le prix Goldman de l’environnement en 2005. Son meurtre fait écho à celui de Berta Cáceres au Honduras en mars 2016. Elle aussi était une militante autochtone défendant les droits et l’environnement de sa communauté, elle aussi avait reçu le prix Goldman. Cette résonance n’est pas anecdotique, mais est au contraire emblématique de la violence croissante à laquelle font face les défenseurs de l’environnement et des droits humains en Amérique latine, aboutissant à des assassinats ciblés en toute impunité. Les États sont parfois complices de ces crimes, quand ils n’en sont pas des acteurs à part entière : dans le cas de Berta Cáceres, un rapport publié le 31 octobre 2017 par le GAIPE (Grupo Asesor Internacional de Personas Expertas) souligne la responsabilité du gouvernement hondurien[2]. Les auteurs affirment que des fonctionnaires étaient impliqués dans cet assassinat, qui aurait été prémédité de longue date : « Les preuves existantes confirment la participation de nombreux agents de l’État (policiers, militaires et fonctionnaires), ainsi que des dirigeants et employés de la compagnie DESA (Desarrollos Energéticos S.A.) dans la planification, l’exécution et la dissimulation du meurtre ». Le rapport met également en avant l’échafaudage administratif mis en place pour entraver l’enquête.

Ce phénomène est déjà étudié depuis plusieurs années par l’organisation Global Witness, qui publie un rapport annuel faisant le bilan de ces violences : entre 2002 et 2015, l’ONG a recensé 1 176 assassinats de « défenseurs de la terre et de l’environnement » dans le monde. Ce sont des pays latino-américains qui arrivent en tête du classement macabre : en 2016, 60 % des cas recensés ont eu lieu dans la région. Le Brésil et la Colombie sont les pays les plus dangereux pour ces activistes, avec respectivement 49 et 37 assassinats en 2016[3]. Deux pays asiatiques suivent, les Philippines (28) et l’Inde (16), pour laisser de nouveau la place à des pays latino-américains, le Honduras (14) et le Nicaragua (11). Cette hiérarchie est confirmée année après année par les rapports de l’ONG et les peuples autochtones, dont sont issues 40 % des victimes, apparaissent comme les principales cibles de ces violences[4]. Le dernier rapport publié présente 2016 comme l’année la plus meurtrière recensée par l’organisation, avec 200 assassinats, traduisant une inflation du phénomène. Des institutions officielles s’en préoccupent également. En février, la CIDH (Corte Interamericana de Derechos Humanos), un des principaux organes de l’OEA,  a publié un rapport sur la protection des défenseurs des droits humains[5], se voulant une sorte de guide pour les États latino-américains dans la mise en place de mesures efficaces pour protéger ces individus, dans le contexte d’une violence à leur égard qualifiée d’« alarmante », couplée à des taux d’impunité record. Lors de sa présentation, la présidente de la CIDH a déclaré : « Parmi les groupes faisant l’objet d’une violence et d’une hostilité particulière, se trouvent les personnes qui travaillent à la défense des terres et des territoires, des droits environnementaux et qui s’opposent à certains mégaprojets économiques et d’exploitation des ressources naturelles. »  Le rapport fait ainsi écho à ceux qui avaient déjà été publiés sur le sujet par l’institution en 2015, dont un sur les liens entre la violation des droits des communautés autochtones et les industries extractives[6].

Un premier invariant de ces analyses produites par divers acteurs apparaît clairement : les activités extractives sont le principal domaine autour duquel s’exerce cette violence. En 2006, l’ONU avait déjà pointé que « les industries extractives sont accusées de la plupart des pires abus[7] » et, en 2011, la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la situation des défenseurs des droits humains, Margaret Sekaggya, indiquait recevoir « des allégations imputant à des agents de sécurité recrutés par des entreprises pétrolières ou minières des menaces de mort, des actes d’intimidation ou encore des agressions envers des défenseurs des droits de l’homme ». Elle soulignait par ailleurs une certaine instrumentalisation du système judiciaire contre les opposants aux projets extractifs, avec une loi « utilisée de façon abusive »[8]. Le dernier rapport publié par Global Witness confirme que le secteur extractif (minerais et hydrocarbures) est le plus dangereux (33 cas), devant le secteur forestier, l’agrobusiness (23 cas chacun), le braconnage, ainsi que les projets concernant l’eau et les barrages. Au Pérou par exemple, les conflits socio-environnementaux ont explosé entre 2008 et 2009[9], dont plusieurs ont été médiatisés à l’international. Ce fut le cas des mobilisations des communautés autochtones de la région de Bagua contre les décrets du gouvernement Alan García en 2008 qui flexibilisaient les procédures de mise en vente par lots de la terre des communautés, pourtant reconnues comme inaliénables par la Constitution péruvienne depuis 1974, dans un souci de faciliter l’application du traité de libre-échange avec les États Unis. Le conflit a abouti à plusieurs dizaines de morts et de disparus dans le déblocage forcé de la route occupée depuis plusieurs mois par des organisations autochtones, ainsi qu’à la poursuite de plusieurs de leurs leaders pour « apologie de la sédition » et l’interdiction d’émettre pour une radio locale qui avait couvert les évènements[10]. Observatrice des évènements, l’OIT, dont le Pérou a signé la Convention 169 relative aux droits des peuples autochtones, souligne « une augmentation radicale de l’exploitation de ressources naturelles sur des terres traditionnellement occupées par des peuples indigènes, sans leur participation ni consultation. L’exploitation minière concernait moins de 3 millions d’hectares en 1992, elle occupe en 2000 près de 22 millions d’hectares. Sur les 5818 communautés reconnues au Pérou, 3 326 sont affectées[11] ». Plus récemment, les luttes des communautés andines de Cajamarca autour du méga-projet minier Conga ont été mises en lumière par l’octroi en 2016 du prix Goldman à Máxima Acuña Chaupe, une des figures de la résistance menée au quotidien par ces populations. Comme beaucoup d’autres, elle fait l’objet de menaces et de violences également dirigées contre sa famille et ses biens depuis plusieurs années, suite à son refus de céder sa terre, dont elle vit, à l’entreprise Yanacocha. Les mobilisations de ces communautés paysannes font face à la complaisance de l’État vis-à-vis de ce projet : le gouvernement péruvien a ainsi déclaré l’état d’urgence dans la région face aux contestations en 2012, ce qui avait permis une intervention de l’armée s’étant soldée par cinq morts et de nombreux blessés, ainsi que des arrestations des élus locaux opposés au projet.

Les observateurs, qu’ils soient associatifs ou institutionnels, soulignent ainsi un même processus : la criminalisation des mouvements de protestation vis-à-vis des projets extractifs. L’offensive des multinationales du secteur, qui, sous couvert de droit commercial, verrouillent toujours plus la capacité d’agir des États, n’est pas étrangère à ce phénomène dans lequel se lient inextricablement enjeux financiers, intérêts des investisseurs et absence de consultation de la population sur des projets jugés incontournables pour le développement du pays. La multiplication des procédures en arbitrage privé (ou ISDS) est emblématique de ce pouvoir du secteur privé étranger, puisqu’elles permettent à un investisseur de poursuivre devant une instance spécialisée un État hôte, s’il juge que ses investissements sont compromis. Ce sont ces mécanismes qui ont été particulièrement critiqués par divers mouvements de la société civile au cours des négociations pour les traités de libre échange de l’UE avec les États Unis (TAFTA) et le Canada (CETA). L’Amérique latine est particulièrement concernée par ces procédés avec près de 29 % des cas dans le monde. Sur les 234 cas recensés contre des pays latino-américains et des Caraïbes entre 1998 et 2016, le secteur extractif (minier et hydrocarbures) constitue la part majoritaire des litiges avec 23 % des cas[12] tandis que 90 % des poursuiveurs proviennent des États Unis, du Canada et d’Europe. Une grande majorité des affaires est encore en cours, mais pour celles qui ont été conclues, seules 30 % ont abouti à un dénouement favorable à l’État. Parmi celles-ci, on peut citer le cas du Salvador, poursuivi en 2008 par Pacific Rim (acquise par la suite par la compagnie australienne Oceana Gold) pour lui avoir refusé une licence d’exploitation minière sur un territoire où l’entreprise avait découvert des gisements aurifères.  L’entreprise réclame une compensation de 300 millions de dollars suite à cette privation de ce qu’elle considérait comme son droit à l’exploitation après avoir obtenu un permis d’exploration[13]. Ce refus prenait place dans un contexte de moratoire des activités minières à ciel ouvert du fait de la situation critique du pays en matière de pollution, notamment de l’eau[14]. Un verdict en faveur de la multinationale aurait risqué de modifier la position de l’État salvadorien, remettant ainsi en question la priorité des décisions étatiques en faveur des intérêts de sa population sur les intérêts du secteur privé international : l’enjeu était donc bien la possibilité même de légiférer en vertu d’intérêts autres que ceux défendus par le droit commercial. Cette victoire ne doit cependant pas occulter le fait que, dans tous les cas, de telles poursuites obligent les États à engager des frais de défense très élevés s’étalant sur plusieurs années et leur perspective même peut suffire à une forme d’autocensure en matière de législation protectrice de l’environnement et des droits humains. De la même manière, le Costa Rica est poursuivi depuis 2014 par la compagnie canadienne Infinito Gold qui réclame 94 millions de dollars US suite à l’annulation en 2011 par le pouvoir judiciaire des permis octroyés par des décrets du gouvernement d’Oscar Arias en 2008 pour un méga projet minier situé dans la région de Las Crucitas. La mobilisation de la société civile a été l’élément déterminant de ce barrage judiciaire fait à l’exécutif (marche de San José jusqu’à Crucitas, grève de la faim devant le palais présidentiel…[15]). Infinito Gold avait entamé des procès pour injure et diffamation à des chefs de file de ces mouvements. Elle demandait notamment 500 millions de dollars d’indemnités à deux universitaires, dont l’un était intervenu dans un documentaire critique du projet de mine, El oro de los tontos. Dans beaucoup de cas, ces procédures d’arbitrage privé interviennent donc après une suite d’échecs de la part des multinationales à obtenir gain de cause : il s’agit d’un dernier recours après avoir tenté par divers moyens (y compris illégaux) de faire plier les différentes formes d’opposition, qu’elles soient civiles ou institutionnelles. Cette « justice parallèle » permet ainsi de contourner le droit conventionnel et illustre le profond déséquilibre des rapports de force qui s’opère grâce au droit commercial international au profit des multinationales et investisseurs. En outre, elle permet aussi  d’exclure de l’affaire des protagonistes de la première heure, issus de la société civile, et qui constituent la résistance la plus farouche aux projets : ces acteurs n’ont pas leur place dans de telles procédures où c’est l’État qui est attaqué.

L’isolement des défenseurs des droits humains et de l’environnement en Amérique latine faisant face à la déficience du droit ou à la complaisance de l’État vis-à-vis du secteur extractif, n’est donc que très partiellement compensé par la visibilité internationale ponctuelle octroyée par des prix, des évènements ou des publications sur la thématique, dont la portée reste par ailleurs limitée aux cercles déjà sensibilisés. Dès lors, la résistance locale apparaît parfois comme la seule voie possible de « succès ». L’OCMAL pointe ainsi les oppositions qui se font jour à travers le mouvement des  zonas libres de minería, dont la première a émergé en 2013, au Honduras, après que la municipalité d’El Negrito-Yoro ait déclaré l’extraction minière (minería) comme une activité interdite sur son territoire de juridiction, suivie par la municipalité de Cabañas en San Salvador, qui fait valoir son droit non seulement à la consultation mais également à l’autodétermination pour ce qui est des choix de développement. Le droit apparaît en effet comme un levier crucial dans cette bataille, ne serait-ce parce que la toute-puissance des multinationales est renforcée par un maillage toujours plus étroit du droit des investisseurs. Cependant, les enjeux autour des conflits socio-environnementaux, dont le secteur extractif est un domaine saillant, ne peuvent se résumer à des questions juridiques. La remise en question du modèle de production et de consommation soutenu par un tel système d’extraction intensive des ressources du sous-sol est indispensable à un changement de paradigme effectif, au-delà des évitements ponctuels de projets donnés, qui ne font que reporter le problème à d’autres territoires. Le cas du lithium argentin est significatif puisque ce métal, nécessaire à la fabrication de batteries, est abondamment utilisé dans le secteur autoproclamé des technologies « propres », notamment pour les voitures électriques. En 2015, l’Argentine a été le pays où la production de ce minerai a le plus augmenté dans le monde, et la tendance s’est confirmée par la suite[16], notamment dans la Puna de Atacama, où des organisations de communautés locales dénoncent une exploitation mettant en péril leurs modes de vie par l’usage d’énormes quantités d’eau. Or, sans un débat de fond sur les limites qui doivent être posées en matière d’extraction des ressources naturelles, impliquant une réflexion sur leur usage, leur gestion et les acteurs de cette gestion, ces territoires luttant contre leur exploitation destructrice, bien que de plus en en plus reliés par des réseaux militants, risquent de demeurer des isolats dans des sociétés où tout un discours valorise le développement par l’extraction de ressources « propres ». L’indigence des réflexions sur la transition écologique, l’impact réel des « technologies propres » et la surconsommation de métaux et d’hydrocarbures dans l’ensemble des sociétés développées est donc aussi à l’origine de l’isolement des défenseurs des droits, et donc indirectement, des violences impunies auxquelles ils sont confrontés. Si l’Amérique latine offre une vitrine de ces dynamiques, elle n’en a pas le monopole et celles-ci sont observables partout où des ressources sont convoitées. L’analyse de l’extractivisme latino-américain est une opportunité de se poser les bonnes questions sur ce qui est acceptable ou non en termes d’exploitation des ressources naturelles et d’en tirer les conséquences sur ce que l’on peut souhaiter en termes de choix de sociétés et de droits pour les défendre.

 

*Alice Richomme a obtenu un master professionnel à l'IHEAL et a été chargée de plaidoyer sur l'extractivisme pour France Libertés.



[1] Compris comme l’exploitation intensive, sans autres limites que techniques et financières, des ressources naturelles dans l’objectif prioritaire de générer du profit, soutenue par un système économique et juridique construit au détriment des droits humains et de l’environnement.

[4] Global Witness, Rapport 2015, On dangerous ground, juin 2016. https://www.globalwitness.org/en-gb/reports/dangerous-ground/

[7] Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies, Rapport intérimaire du Représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, Doc. Off. CES NU, 62°session, Doc. NU E/CN.4/2006/97. 22 février 2006, p8. 

[8] Conseil des Droits de l’Homme des Nations unies, Rapport de la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits humains, Margaret Sekaggya, Doc. NU A/HRC/19/55, 19° session, 21 décembre 2011. Citations : paragraphes 63 et 117.

[9] César Bedoya et al., « Évolution des conflits sociaux et environnementaux au Pérou : Une lecture

générale », Problèmes d'Amérique latine 2013/1 (N° 88), p. 77-94

[10] Rapport de la FIDH rapport n°529e « Peru- Bagua. Derramamiento de sangre en el contexto del paro amazónico. Urge abrir diálogo de buena fe », octobre 2009.

[11] Observation du CEACR de l’OIT 2008/79a reunión, http://webfusion.ilo.org/public/db/standards/normes/appl/appl-displaycom... cité par le rapport FIDH

 

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