Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Une année houleuse, des inégalités aggravées et une rentrée à inventer

Capucine Boidin, Vera Chiodi

 

Une année houleuse, des inégalités aggravées et une rentrée à inventer

 

Capucine Boidin (professeure en anthropologie et directrice de l'IHEAL)

Vera Chiodi (maîtresse de conférence en économie)

 

La fin de notre première année universitaire à Condorcet est marquée par la disparition d’Hallen Octavio Valderrama dans les calanques de Marseille où il faisait une randonnée en solitaire avant de repartir en Colombie. Il avait défendu son mémoire de sociologie et terminé son master sous la direction de Denis Merklen dans nos bureaux encore en travaux du bâtiment sud. Avec enthousiasme, il avait mené une enquête où il s’inquiétait du sort souvent réservé aux paysans déplacés par des projets d’investissements sur lesquels ils n’ont aucune capacité d’influence. Le titre de son travail en dit aussi sur l’humanisme qui l’animait : « Le progrès pour qui, le progrès pourquoi ? Une recherche sur les principes de développement énergétique au sud du département du Huila, Colombie ». Dans l’attente d’informations fiables de la part des enquêteurs, comme dans un temps suspendu, où nous reprenons conscience de la fragilité de nos existences, nous relisons l’année qui vient de s’écouler tout en préparant la rentrée à venir.

En Août dernier, nous quittions définitivement la rue Saint Guillaume dans le septième arrondissement de Paris pour le cours des Humanités à Aubervilliers. Un an plus tard, nous aurons traversé bien des épreuves, les unes prévisibles et les autres totalement inattendues : la mise en place d’une nouvelle maquette d’enseignements dans des bâtiments encore inconnus, la réforme des retraites et l’opposition populaire en décembre, la loi de programmation pluriannuelle de la recherche et la contestation universitaire dès janvier, la pandémie de la covid-19 et son confinement à partir de mars, un déconfinement en demi-teinte de l’université en juin et juillet. Un gouvernement qui persiste - malgré les rejets et les méfiances exprimées par d’innombrables sociétés savantes et collectifs universitaires - avec une réforme de la recherche, alors même que nous sommes encore en état d’urgence sanitaire.

De cette période houleuse, avec son lot de cours, séminaires et événements scientifiques reportés ou annulés par la grève des transports et des universités ou l’obligation de rester chez soi, nous avons appris à maintenir nos liens pédagogiques, intellectuels et institutionnels à distance, par visioconférence. L’urgence de la situation nous a donné l’énergie pour créer une version à distance de notre diplôme d’université, le DELA, le diplôme d’études latino-américaines. Six enseignants titulaires de l’IHEAL se sont mobilisés pour donner des cours complémentaires entre eux et proposer une formation complète en sciences sociales de l’Amérique latine : Géopolitique de l’Amérique latine,  L’actualité de l’Amérique latine au prisme de son histoire, Diversité des capitalismes en Amérique latine, Démocratie et Autoritarisme, Anthropologie des relations interethniques, Analyser l’action collective. Faites-le connaître autour de vous !

Transformerons-nous pour autant nos pratiques de circulation, d’enseignement et de recherche sur le long terme ? Certes nous devenons plus conscients de l’impact environnemental et social de nos déplacements. Une personne en visioconférences pendant 3 heures laisse une empreinte carbone de 180 gramme et fabriquer un ordinateur portable neuf 250 kg tandis que faire 12 000 km en avion « consomme » 1 tonne. Il n’est pourtant pas si simple de remplacer le cours d’un professeur invité en présence par un cours à distance. D’une part la pratique n’a pas de fondement légal évident (Quels droits sociaux pour le travailleur ? Quelles garanties pour l’institution ?), d’autre part les pertes pédagogiques et relationnelles sont littéralement incalculables, nous privant de la créativité inhérente aux partages en face à face en temps réel.

C’est pourquoi nous avons prévu, pour la première fois à l’IHEAL, de faire une semaine de pré-rentrée dès le 7 septembre pour les nouveaux étudiants de licence, master et DELA en présentiel – dans les règles sanitaires actuelles. La pré-rentrée présentera l’IHEAL-CREDA et la Sorbonne nouvelle mais aussi le Grand Equipement Documentaire, le Campus Condorcet et le quartier de la Plaine (Aubervilliers – Saint Denis) sous la forme d’un rallye photos : arpenter le territoire avec son corps et tous ses sens en éveil pour le saisir dans toute sa diversité ! Le tout en petits groupes pour apprendre à se connaître entre étudiant.e.s avant le début des cours. Nous alternerons des séminaires sur de grands courants, figures, concepts ou événements de l’Amérique latine avec des sessions de formation à la dynamique de projet, animées par l’équipe Talent campus de la Sorbonne nouvelle. Les cours commenceront formellement le 14 septembre et seront donnés en présentiel intégral ou en présentiel alterné selon les directives que nous aurons reçues du ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.

Nous aurons besoin de toutes les ressources matérielles et intellectuelles de notre communauté universitaire pour affronter la plus grande crise économique depuis la seconde guerre mondiale, en Europe comme en Amérique latine. 2020 sera la première année – depuis 1998 – qui verra augmenter le taux de pauvreté dans le monde : toute choses égales par ailleurs, 135 millions de nouveaux pauvres résulteraient des estimations au niveau global. En outre, la prise en considération de l’accroissement de l’inégalité, elle-même traduite par la croissance de deux points de pourcentage du coefficient de Gini, ferait grimper ce chiffre à 200 millions.

Néanmoins, une hétérogénéité doit être soulignée entre les pays les plus pauvres et les pays les plus riches.

En effet, bien qu’avec des populations plus jeunes, associés à des taux de mortalité plus faibles, les premiers présentent également une augmentation bien plus importante de nouveaux pauvres que les seconds. De plus, les pays plus pauvres sont caractérisés par une informalité du marché du travail (i.e absence de protection sociale, d’assurance chômage, d’assurance maladie etc.) plus forte que dans les pays riches. Enfin, le travail à domicile imposé par le confinement est, en moyenne plus facilement réalisable dans les pays les plus riches car le nombre d'emplois le permettant est plus important.

L’augmentation de la pauvreté globalement à l’œuvre est davantage liée à un concept de vulnérabilité (i.e. le risque de tomber sous le seuil de pauvreté).

Or, du fait d’une pauvreté de type structurel, préexistante et définie comme une situation bien plus stable (celle de la transmission de la pauvreté de génération en génération) on observe un résultat double : les nouveaux pauvres viennent gonfler les rangs d’une pauvreté existante en augmentation. 

Déjà, la contagion liée à la covid-19 est corrélée à des variables associées à la pauvreté telles que l’entassement, l’accès à l’eau et les conditions sanitaires. Les mesures de pauvreté multidimensionnelle montrent des disparités énormes au sein des villes entre les quartiers les plus aisés et les quartiers populaires. L'indice multidimensionnel inclut les conditions de vie comme celles liées au logement, mais aussi des variables qui décrivent le niveau de revenus, d'éducation, du type d'insertion professionnelle et la protection sociale. Les Etats latino-américains ont pour la plupart renforcé les transferts monétaires existants et en ont créé de nouveaux, mais qui n’arrivent pas à compenser la forte augmentation de la pauvreté. La projection de diminution du produit intérieur brut pour tous les pays du monde est inquiétante, et si l’on observe de près le cas des pays latino-américains la situation l’est encore plus. Par exemple, l’Argentine présente l’un des pires scénarios.

Qu’implique le confinement sur le marché du travail ? Un cercle vicieux se dessine face à nous : une baisse du revenu du travail dans le secteur formel et l’informel, donc une baisse des salaires et de la consommation, qui à son tour est accentuée par la quarantaine. En résultent une augmentation du chômage et de la pauvreté, manifestation de l’insécurité du travail. Les simulations de l'impact du confinement suite au covid19 montrent que les effets négatifs seront plus forts pour les travailleurs indépendants, pour ceux du secteur informel, et ceux disposant de moins de ressources (et monétaires et de capital humain -niveau d’éducation et formation-). Les femmes (dont l’occupation est associée au secteur du tourisme, les restaurants, etc.) seraient également les plus touchées mais aussi les pauvres urbains (même si les pauvres en milieu rural seraient un peu plus protégés des conséquences négatives de cette crise), les migrants, et les enfants, étant donné l'accès asymétrique aux technologies qui est totalement corrélé avec le niveau de revenu familial.

Ce sont donc des inégalités existantes que la pandémie accentue. Inégalités auxquelles Hallen Octavio Valderrama était particulièrement sensible. Demain les étudiants, les enseignants et les chercheurs de l’IHEAL-CREDA, nous allons travailler dans une situation d’inégalités aggravées, qu’il nous faudra penser pour comprendre comment les réduire de manière durable tout en menant une transition écologique inventive. Nous vous donnons donc rendez-vous le 7 septembre 2020 pour relever ces défis.


 IHEAL-CREDA 2020 - Publié le 10 juillet 2020 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°43/44/45, juil./août/sept. 2020