Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Brésil : « Face au retour du fascisme, la neutralité ne saurait être un choix »

Brésil : « Face au retour du fascisme, la neutralité ne saurait être un choix »

Pour les historiennes Juliette Dumont et Anaïs Fléchet, la vague qui porte le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, arrivé en tête lors du premier tour de l’élection présidentielle, rappelle les dynamiques électorales de l’entre-deux-guerres.

Par Juliette Dumont et Anaïs Fléchet. Publié le 25 octobre 2018 sur le site internet LeMonde.fr

Tribune. « Il va y avoir un nettoyage comme il n’y en a jamais eu dans ce pays. Je vais balayer les rouges du Brésil. » Jair Bolsonaro a, dimanche 21 octobre, exprimé sans détours son option pour la violence politique : s’il devait être élu lors du second tour de l’élection présidentielle, dimanche 28 octobre, ses opposants auront le choix entre la prison et l’exil. Dans les rues du pays, croix gammées et menaces de mort couvrent déjà les murs, alors que se multiplient les agressions physiques et verbales contre des militants de gauche, des Afro-Brésiliens et des membres de la communauté LGBTQ. Depuis la seconde guerre mondiale, rares ont été les forces politiques prônant si haut les valeurs et les pratiques du fascisme en mesure de s’imposer par les urnes dans une démocratie occidentale.

Cette parenté n’est pas le fruit du hasard. Jair Bolsonaro est issu de la fraction extrémiste du corps des officiers qui, sous la dictature militaire (1964-1985), défendait la répression politique et l’emploi de la torture. Des réseaux nourris au lait de l’« intégralisme », forme brésilienne du fascisme dont ils exaltent la mémoire. « Brasil acima de tudo » (« Le Brésil au-dessus de tout »), version tropicale du « Deutschland über alles », est leur cri de ralliement depuis les années 1970. C’est le slogan de Jair Bolsonaro et de son colistier, le général Mourao, dont la filiation fasciste transparaît à travers un discours de purification nationale, le projet de soumettre les minorités au dictat de la majorité et la promesse d’en finir avec « tous les militantismes ». Ce ne sont pas des dérapages, mais l’expression d’un dogme cohérent articulé avec une conception belliqueuse de la politique, où les adversaires électoraux sont voués à être « fusillés ».

Conjonction de crises

Comment de tels propos peuvent-ils, en 2018, séduire la majorité de l'opinion brésilienne ? Les raisons sont diverses, mais évoquent là aussi le creuset où sont nés les fascismes européens. Une conjonction de crises aux ressorts économiques, politiques et moraux ouvre la voie au resurgissement des haines, attisées par le système médiatique. Par réseaux sociaux interposés, la population est bombardée de « fake news », qui finissent par faire imploser l'idée même de vérité. On y trouve de quoi nourrir un rejet viscéral de la gauche, associée à la fois au communisme, à la grande criminalité et à la perversion morale. Au sommet de cet échafaudage de mensonges se déploie le culte de la personnalité, du « mythe » Bolsonaro, un homme d'ordre qui promet de faire table rase d'un Brésil en ruines pour reconstruire un monde nouveau.

Si la démocratie brésilienne résiste si mal, c'est qu'elle est déjà très affaiblie. La justice semble incapable de réagir aux révélations du quotidien Folha de S.Paulo, qui a mis au jour le 18 octobre un système de propagation massive de messages anti-PT [le Parti des travailleurs, dont le candidat Fernando Haddad affronte Bolsonaro au second tour] sur la messagerie WhatsApp, alimenté par des financements privés illicites. La famille Bolsonaro a menacé de représailles le Tribunal supérieur électoral si celui-ci venait à s'emparer de cette fraude électorale à grande échelle. L'affaiblissement du pouvoir judiciaire s'inscrit dans le processus de fragilisation des institutions démocratiques qui a commencé en 2016 par la destitution de la présidente Dilma Rousseff (PT), pourtant démocratiquement élue. Avec cette manoeuvre anticonstitutionnelle, la coalition de centre-droit contrôlant le Congrès croyait s'installer durablement au pouvoir. Mais elle a seulement fait le lit d'un militantisme anti-PT radical et s'est à son tour décrédibilisée, tant par le choix d'une politique d'austérité drastique que par la litanie des scandales de corruption touchant ses rangs.

Dynamiques électorales de l'entre-deux-guerres

Le délitement de l'Etat de droit s'est confirmé en avril 2018 avec l'emprisonnement de l'ancien président et candidat du PT, Luiz Inacio Lula da Silva, au terme d'un procès à charge. En interdisant à Lula, grand favori des sondages, de concourir, la justice électorale brésilienne a validé une compétition électorale faussée, contre l'avis du Comité des droits de l'homme de l'ONU. S'engouffrant dans la brèche, Bolsonaro s'est présenté en héraut de la morale, alors qu'il est lui-même éclaboussé par plusieurs affaires d'enrichissement illicite et de détournement de fonds publics. Ses revirements idéologiques rappellent également le parcours du fascisme italien : opposé aux réformes néolibérales dans les années 1990, Bolsonaro a réussi à s'allier les milieux d'affaires à la veille du scrutin, grâce à un programme qui prône le démantèlement des droits sociaux et de l'éducation publique.

A l'image des dynamiques électorales de l'entre-deux-guerres, la vague qui porte Bolsonaro repose donc sur une relation complexe entre adhésion populaire, mensonges, violence et connivence des élites. Sa victoire viendrait confirmer une dérive du monde occidental vers la tentation autoritariste, qui à terme peut menacer aussi l'Europe. Le mouvement de démocratisation à l'oeuvre depuis la fin de la guerre froide est en recul et le 28 octobre pourrait signer une nouvelle étape de cette funeste inversion des courbes. Face au retour du fascisme, la neutralité ne saurait être un choix : le candidat du PT, Fernando Haddad, est celui de la démocratie.

Juliette Dumont, historienne, est maîtresse de conférences à l'Institut des hautes études de l'Amérique latine (université Paris-III-Sorbonne nouvelle). Anaïs Fléchet, historienne, est maîtresse de conférences à l'université de Versailles et membre de l'Institut universitaire de France.

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