Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

“Et ce fut loi” L’Argentine dépénalise l’avortement

Luis Rivera-Vélez

 

 

 

“Et ce fut loi”

L’Argentine dépénalise l’avortement

 

Luis Rivera-Vélez

ATER en sciences politiques à l'Iheal Sorbonne Nouvelle - Creda CNRS UMR 7227

 

 

 

Dans la nuit du 29 décembre 2020, l’Argentine a enfin légalisé l’avortement, désormais autorisé pendant les 14 premières semaines de grossesse. Adoptée à la suite de débats houleux, cette loi met en évidence deux phénomènes : la persévérance et l’importance des mouvements féministes dans la lutte pour les droits, d’une part, l’autorité de la présidence dans la fabrique des politiques publiques, d’autre part. L’adoption de cette loi en Argentine pourrait contribuer à mettre la question de l’avortement sur l’agenda politique dans d’autres pays de la région. C’est pourquoi l’histoire de cette loi paraît importante.

 

En Argentine, la lutte contre l’interdiction de l’avortement n’est pas récente. Elle y a été un des principaux étendards des mouvements féministes qui considèrent qu’obliger les femmes à poursuivre leur grossesse constitue une double oppression. D’abord, une telle interdiction cantonne les femmes dans un rôle social centré sur la maternité. Ensuite, elle empêche de différencier la sexualité des femmes de la reproduction et remet en cause leur liberté à décider de leurs corps et leur autonomie. 

 

Les demandes pour la légalisation de l’avortement se donc multipliées depuis la fin de la dernière dictature, en 19831 puisqu’une trentaine de projets de loi de dépénalisation ont été présentés au parlement depuis 1984. De plus, de nombreuses campagnes et mobilisations collectives en faveur de l’avortement ont été organisées dans le pays, notamment depuis 2005 avec l’union de 500 collectifs pour « le droit à l’avortement légal, sans risque et gratuit ». Toutefois, la légalisation de l’avortement a eu du mal à entrer sur l’agenda politique. Alors que les lois d’adoption du mariage pour tous (2010) et de reconnaissance de l’identité de genre (2012) ont été adoptées avec l’appui de la présidente Cristina Fernandez (2007-2015), l’Église catholique et des groupes évangéliques ont mis en place une résistance puissante et efficace pour empêcher que la question de l’avortement ne gagne momentum politique. Il a donc fallu attendre 2015 pour que la mobilisation « Ni una menos » (pas une de moins) permette une reprise de la discussion autour de l’avortement, tout en renouvelant et consolidant les réseaux d’action féministes.

 

Organisée autour de la visibilisation et du rejet de la violence envers les femmes, la campagne « Ni una menos » a permis de montrer que les avortements clandestins sont nombreux, qu’ils affectent les femmes de manière différenciée selon la classe sociale et le lieu de résidence et que la prohibition de l’avortement est une des principales causes de mortalité maternelle, en particulier pour les femmes pauvres. La question de la santé des femmes est ainsi devenue prioritaire. En cadrant la légalisation de l’avortement comme une politique de santé publique qui permet de sauver des femmes de la mort, les mouvements féministes ont renoncé à la revendication centrée sur l’autonomie et la liberté des femmes, ce qui leur a permis de gagner un soutien social plus large. C’est dans ce contexte que le port d’un foulard vert est devenu le symbole de la lutte pour l’avortement légal, suscitant une identification sociale forte, accentuée par et la médiatisation du débat. L’opposition, quant à elle, a adopté en contrepartie un foulard bleu ciel. Par ailleurs, l’ampleur de la campagne a facilité la traduction politique de la demande. En 2018, un projet de loi pour la légalisation de l’avortement a été approuvé pour la première fois dans la chambre basse du parlement (129 contre 125 voix), mais refusé par 7 voix au Sénat.

 

C’est en raison de cet échec que l’enjeu de l’avortement est entré dans la campagne présidentielle de 2019. Le candidat Alberto Fernandez a alors promis de présenter un projet de loi dans les premiers mois de son mandat. Si la crise de la Covid-19 a retardé la présentation du projet au parlement, cela a finalement été fait le 17 novembre 2020. Le soutien du Président a permis qu’il soit discuté en un temps record (moins de deux mois). Pourtant, ce n’est qu’à la dernière minute que les voix nécessaires à l’approbation de la loi ont été réunies. En effet, l’exécutif, fortement mobilisé en faveur du projet, a développé une stratégie destinée à minimiser l’opposition à la loi. Afin d’envoyer un message positif vis-à-vis de la maternité, le Président a ainsi présenté le projet de légalisation de l’avortement en même temps qu’un projet dit des « mille jours » qui octroie des allocations aux femmes enceintes et aux familles d’enfants de moins de 2 ans afin de garantir la couverture sanitaire et l’alimentation pendant la petite enfance. L’association des deux projets de loi a permis d’inclure le débat sur l’avortement dans une réflexion sur la maternité et a conduit à leur adoption par la Chambre des députés avec d’amples majorités. Les député.e.s ont modifié par ailleurs le projet de loi légalisant l’avortement pour que, en plus de la gratuité, soient assurées la rapidité (maximum 5 jours d’attente à partir du moment où est formulée la demande pour l’IVG) et l’obligation pour les institutions de santé de proposer cette intervention (en limitant l’objection de conscience collective). De même, les député.e.s ont supprimé toute sanction pénale attachée aux avortements clandestins. Ce faisant, même si le discours public est centré sur la protection de la santé, la loi de légalisation de l’avortement argentine se présente comme une loi de reconnaissance des « droits humains » des femmes ou autres personnes en capacité de procréer, comme les hommes trans ou les personnes non binaires (art. 1).

 

Cependant, comme en 2018, c’est au Sénat que l’adoption de la loi courait le risque de ne pas aboutir. Le jour du vote, le 29 décembre 2020, les prévisions donnaient une majorité très relative au projet avec 35 voix pour et 34 contre. Afin de réduire l’incertitude du vote, le Président s’est engagé à mettre un veto partiel sur un article de la loi, accédant ainsi à une demande de certains sénateurs et empêchant que le projet ne reparte en deuxième lecture à la Chambre des députés. Cette modification corrige une erreur de rédaction qui rendait le texte ambigu (suppression du mot « intégrale » dans l’expression « risque pour la santé intégrale »). En conséquence, la chambre haute a basculé majoritairement en faveur de la légalisation de l’avortement. Après 12h de débat, le résultat final est de 38 voix pour et 29 voix contre le projet. L’Argentine est ainsi devenue le troisième pays du continent à légaliser l’avortement, après Cuba et Uruguay. Mais la loi argentine dépasse certaines limites présentes dans ces pays, comme celle de la criminalisation des avortements pratiqués hors des délais légaux ou le recours à l’objection de conscience des médecins. 

 

L’adoption de cette loi en Argentine pourrait bien constituer un contexte favorable à la légalisation de l’avortement dans le reste du continent. Par effet miroir, de nombreuses féministes ont saisi cette opportunité pour faire pression contre l’interdiction de l’avortement dans leurs pays. Au Chili, grâce aux mobilisations féministes, la question de l’avortement devrait être débattue au sein de l’assemblée constituante. De plus, l’Argentine pourrait être amenée à accueillir des femmes étrangères qui cherchent à échapper à l’interdiction et à la stigmatisation dans leurs pays. Des femmes brésiliennes pourraient ainsi se rendre en Argentine afin d’y d’accéder à un avortement sûr et gratuit et de diminuer la clandestinité et les risques sanitaires qu’elles courent dans leur propre pays. La légalisation de l’avortement en Argentine reconnait ainsi les droits des femmes et des personnes en capacité de procréer de manière nationale mais avec un impact qui dépasse largement ses frontières.


1. Pour une histoire complète de l’avortement en Argentine voir A. Montoya, « L’avortement en Argentine : le refus de l’autonomie des femmes », Problèmes d’Amérique latine, No 14, Vol. 3, 2019, p. 13-32.


© IHEAL-CREDA 2021 - Publié le 29 janvier 2021 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°50, fevrier 2021.