Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Anti-communisme, racisme et corruption : clés de lecture des présidentielles au Pérou

Dorothée Delacroix

 

Anti-communisme, racisme et corruption : clés de lecture des présidentielles au Pérou

 

Dorothée Delacroix

Maîtresse de conférences en anthropologie, IHEAL-CREDA

Édito écrit le 23 juin 2021.

 

Le Pérou traverse actuellement une grave crise à la fois économique, sanitaire et politique. Le pays détient le dramatique record mondial du nombre de morts dû à la covid par habitant, mais aussi le plus faible taux de vaccination à l’échelle du continent. Systèmes de santé et cimetières sont débordés. Une partie de la population est affamée. La crise sanitaire a engendré près de trois millions de nouveaux pauvres qui se maintenaient jusque-là dans la classe moyenne de cette société informelle à 70%. Les familles des travailleurs et travailleuses informel·le·s ont été les plus touchées par la pandémie par défaut ou difficultés d’accès aux services de santé.

 

Dans ce contexte critique, se sont déroulées des élections présidentielles extrêmement polarisées et marquées par une superposition de clivages régionaux, socio-économiques et politiques. D’une part, la société péruvienne est scindée entre celles et ceux qui voient en Keiko Fujimori l’héritière de son père Alberto, « vainqueur » de la guérilla maoïste du Sentier lumineux et chantre du libéralisme économique, et les anti qui n’oublient pas la répression des escadrons de la mort, les stérilisations forcées, l’autoritarisme et la corruption de son régime (1990-2000)1. D’autre part, le racisme et le classisme vécus par la grande majorité de la population paysanne et leur volonté de changement de modèle économique et social ont été des éléments clés de ces élections.

 

Le 11 avril, les résultats du premier tour ont propulsé Pedro Castillo, un inconnu de la scène politique nationale en tête des suffrages avec (seulement) 18,90% des voix dans un pays où le vote est obligatoire. Instituteur et syndicaliste, Castillo est originaire des Andes de Cajamarca et défend, avec son parti Perú Libre, une idéologie de gauche radicale visant notamment  à davantage de justice sociale et à la renégociation des contrats avec les industries extractivistes. En face, Keiko Fujimori a accédé pour la troisième fois au second tour des présidentielles grâce à l’appui d’environ un dixième des électeurs (13,4%). Elle prône un mélange de libéralisme économique, de populisme autoritaire de droite et de conservatisme sociétal. Majoritaire au Parlement, son parti (Fuerza Popular) est parvenu à la destitution ou démission de deux présidents de la République en deux ans, alors que la corruption gangrène le monde politique péruvien. L’ensemble des présidents de ces 30 dernières années et plus de la moitié des parlementaires actuels ont été accusés de malversation ou de corruption. Keiko Fujimori ne fait pas exception. Elle a passé 16 mois en détention préventive et le Parquet requiert 31 ans de prison à son encontre, notamment pour corruption et organisation criminelle. Assumant des pratiques fondamentalement clientélistes, de terruqueo 2 et ayant construit un puissant discours anti-communiste dans l’entre-deux tours, Keiko Fujimori bénéficie du soutien de la grande majorité des médias et d’une partie de l’armée, essentiellement des vétérans les plus radicaux.

 

Alors que la victoire de Castillo n’a pas encore été officiellement proclamée au 23 juin, soit à 17 jours du second tour, les fujimoristes n’ont de cesse d’alimenter des accusations de fraude électorale. Après avoir procédé au dépouillement de 100% des bulletins de vote, le Bureau national des processus électoraux (ONPE) a annoncé un score de 50,13% pour Castillo. Le Jury national des élections (JNE) doit encore valider ce chiffre après avoir répondu aux demandes de recompte et d’annulation alors que plusieurs autorités électorales se plaignent de harcèlement des fujimoristes jusqu’à leur domicile. Cette situation, qualifiée de « voticide » par Alberto Vergara, s’accompagne de menaces de coup d’État et d’assassinat de Castillo qui mettent à rude épreuve la jeune démocratie péruvienne qui n’a pas encore soufflé ses vingt bougies. Celle-ci avait déjà vacillée en novembre 2020 après le coup d’État parlementaire menant à la destitution du Président de la République, Martín Vizcarra. Déjà, le rejet de la corruption et la défense de la démocratie avaient engendré une mobilisation citoyenne massive de près de trois millions de Péruvien·es malgré un usage immodéré de la force par le président intérimaire Merino. La jeunesse universitaire, très présente parmi les manifestant·es, a été qualifiée de « génération Bicentenaire ».

 

Année du Bicentenaire de l’Indépendance du Pérou, 2021 est aussi l’année du vingtième anniversaire de la création de Commission de la Vérité et Réconciliation, alors que l’arrestation du chef de file du Sentier Lumineux, Abimaël Guzman, remonte à presque 30 ans (1992). Représentant une part non négligeable des électeurs, la jeunesse péruvienne qui s’est massivement mobilisée en novembre 2020 n’a pas vécu dans sa chair le conflit armé le plus sanglant de l’histoire républicaine. Pourtant, les violences qui ont eu lieu durant les deux dernières décennies du XXème siècle ainsi que les effets d’un modèle économique libéral et corrompu continuent de marquer obstinément la vie politique et sociale péruvienne.

 

Dans les années 1980 et 1990, la matrice raciste a été particulièrement meurtrière dans les Andes rurales. Aujourd’hui, la même frange de la population continue d’être malmenée par le centralisme et le mépris de classe qui s’est aussi traduit par un mépris de leur vote et la négation de sa légitimité. À grand trait et au risque d’un parallèle hâtif, la régionalisation du vote entre Castillo et Fujimori correspond en partie à cet impact différencié de la violence enraciné dans un paternalisme et un racisme d’origine coloniale. En effet, le contraste est flagrant entre une zone urbaine plus favorable à Fujimori, allant de la capitale à la côte Nord du pays et une autre plus rurale, rassemblant les Andes du Nord et du Sud, où Castillo puise l’essentiel de ses électeurs3.

 

« Plus jamais de pauvres dans un pays riche », sur ces paroles Pedro Castillo achève fréquemment ses discours. L’instituteur inconnu de la scène politique péruvienne jusqu’à récemment devrait assumer la fonction présidentielle pendant les cinq prochaines années. Néanmoins, sans majorité parlementaire, son mandat s’annonce difficile. Il est ainsi bien probable que sa plus grande réussite réside dans l’exploit de son élection qui résonne déjà  comme un inédit accomplissement de la volonté politique des populations andines.

 

 


1. Au premier tour, l’important courant anti-fujimoriste ne s’est pas forcément concrétisé par un vote pro-Castillo. Alors qu’au second tour, les gauches se sont unies autour de lui malgré des divergences de point de vue, parfois profondes, qui devront être débattues ultérieurement.

2. Le terruqueo consiste en la construction imaginaire de la figure du terroriste pour discréditer un groupe ou un individu et en faire une cible clairement identifiable. Catégorisés comme des terroristes, ils sont érigés comme des ennemis dans les discours politiques, militaires et médiatiques. Ces accusations visent à ruiner une réputation et à détruire socialement tout opposant politique. Ainsi étiquetée, leur parole est rendue illégitime. Dans le pire des cas, cela condamne à une sortie prématurée de la vie politique ou associative, comme en font fait l’expérience des militants des droits humains et des candidats de gauche. Le terruqueo continue de marquer profondément la vie politique péruvienne post-conflit, tout comme il a été un ingrédient clé de la guerre sale.

3. Dans les districts particulièrement impactés par l’industrie minière, la victoire de Castillo culmine de 67 à 94% de votes en sa faveur. Dénonçant une Constitution héritée de l’auto-coup d’État d’Alberto Fujimori en 1992 qui « donne la priorité aux intérêts privés sur les intérêts publics », Castillo entend faire respecter la Convention 169 et entreprendre un plan de nationalisation du secteur minier ou, du moins, la renégociation des contrats qui le lie à l’État.


© IHEAL-CREDA 2021 - Publié le 30 juin 2021 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°55/56/57, juillet/août/septembre 2021.