Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Des flammes dans la nuit

Laurent Vidal

Des flammes dans la nuit.

Des flammes qui s’échappent du toit et des fenêtres éventrés, jetant une lueur rougeâtre sur les murs jaunes de ce palais devenu musée.

Des flammes… et au petit matin, des cendres !

Des cendres au goût d’autant plus amer,

qu’il n’y a pas si longtemps encore l’on pointait du doigt les exactions commises par l’État Islamique à Palmyre, et pleurait des pertes irréparables pour l’humanité ;

que l’air du temps, travaillé par les crises économiques et migratoires, est plus à la suspicion de l’autre, qu’au désir de l’accueillir et d’en connaître la culture ;

que l’un des candidats à la présidence de la République brésilienne [le premier tour aura lieu le 7 octobre] a clairement annoncé son souhait de supprimer le ministère de la Culture en cas d’élection, pendant que son colistier pour la vice-présidence a dénoncé la permanence dans la société brésilienne d’une culture de la malandragem, “héritière de la présence africaine”, et de l’indolence, “qui vient de la culture indigène”.

Dans la nuit du 2 au 3 septembre 2018, le Musée National de Rio de Janeiro, qui venait tout juste de fêter ses deux cents ans d’existence, a perdu toutes ses collections.

Étrange nuit de cristal !

*

Tout a commencé le 6 juin 1818, alors que la cour portugaise est installée à Rio de Janeiro. Peu de temps après son accession au trône, le roi dom João VI ayant élevé Brésil au rang de Royaume uni au Portugal et à l’Algarve, a souhaité doter la capitale impériale d’institutions culturelles dignes des plus grandes capitales européennes. C’est ainsi qu’est né le Museu Real, installé alors au Campo de Santana.

Ses premières collections seront fournies par la princesse Léopoldina, venue d’Autriche en 1817 pour épouser le prince dom Pedro. Chaque monarque étoffera ensuite les collections : dom Pedro I initiera la collection de momies égyptiennes, en 1826. Son fils, dom Pedro II, la complètera pour en faire la plus importante d’Amérique latine, tout en finançant nombre d’expéditions naturalistes, dans l’intérieur du Brésil.

Mais ce musée connaît d’emblée des soucis : en 1844, par exemple, son directeur alerte l’empereur que « la section de numismatique et arts libéraux, archéologie, us et coutumes des nations anciennes et modernes se trouve dans une salle qui menace de tomber en ruine ». Et d’évoquer la nécessité de les transférer dans une autre salle « mais elle sera si encombrée qu’il ne sera plus possible de travailler et que la fermeture sera inévitable ».

C’est en 1892 que les collections du musée seront transférées dans le palais de São Cristovão, offert à la famille royale, lors de l’arrivée de la cour à Rio en 1808, par le trafiquant d’esclaves Elias Antônio Lopes. L’accommodation des collections n’est pas dans une situation meilleure, faisant l’objet de plaintes régulières. Citons par exemple l’anthropologue Luiz de Castro Faria, en 1949 : « il est aisé de comprendre que le maintien d’une telle situation empêchera le musée de mener à bien ses attributions. ».

*

Au fil des siècles, plus de 20 millions de pièces ont été accumulés, dont on peut tenter un petit inventaire à la Prévert :

  • Le trône du roi Adandozan, du royaume africain du Dahomey, datant du XVIIIème siècle, et offert en 1811 au prince régent
  • Luzia, la « première Brésilienne », dont le fossile vieux de 12.000 ans a été découvert en 1970 dans l'Etat de Minas Gerais, et permis de reconstituer un type négroïde, témoignant de relations du Brésil avec l’Afrique bien antérieures au temps la traite
  • Un ensemble de masques Ticuna utilisés dans les rituels qui marquent la première menstruation des jeunes filles de ce groupe indigène et leur entrée dans la vie adulte
  • Une côte de maille, fabriquée au début du XVIe siècle en Normandie, et découverte en 2000, témoignage de la présence française dans la région de Rio de Janeiro aux débuts de la colonisation
  • Un herbier de plus de 550 000 espèces, fondé en 1831

Et l’on pourrait continuer indéfiniment à égrener les pertes. Seul épargné dans cet immense inventaire : le météorite Bendegó, pesant plus de 5 tonnes et datant de plus de 4,5 milliards d’années, découvert en 1784, dans le sertão de Bahia.

*

Mais revenons à cette nuit du 2 septembre, qui prend place dans la longue liste des incendies ayant ravagé les bâtiments d’institutions culturelles du Brésil – depuis le bâtiment de la Câmara de Rio, en janvier 1790, qui a détruit les archives de la ville, jusqu’au musée d’art moderne (en 1978), où 90% des collections ont été détruites, ou plus près de nous, le mémorial de l’Amérique latine en 2013…

Et à chaque incendie, des larmes et des indignations publiques !

Mais ces larmes que versent les Brésiliens aujourd’hui sur cette perte irréparable (et pas seulement pour le Brésil mais pour l’humanité même !) méritent toutefois d’être questionnées. Car l’ordinaire de la vie d’un musée, surtout d’un musée installé dans un quartier populaire, attirant des familles plutôt humbles en fin de semaine et accueillant le reste du temps des chercheurs en anthropologie ou archéologie quémandant des subventions pour mener à bien leurs travaux, est plutôt marqué par une forme de désintérêt – tant de la part des autorités publiques que de celle des élites culturelles. A cet égard, n’est-il pas révélateur qu’en 2017 le Musée National ait reçu 192 000 visiteurs, alors que dans le même temps, 289 000 Brésiliens visitaient le musée du Louvre ? Faut-il s’étonner que les sommes allouées à ce musée – et à bien d’autres d’ailleurs – soient en régression constante ? Ne peut-on y voir le symptôme d’une crise de valeurs ? Où l’on voit les limites d’une culture politique du projet trop exclusive, qui permet d’investir des sommes immenses dans de nouvelles institutions culturelles, tout en laissant à l’abandon nombre de celles qui existent…

Il faut espérer que ces cendres ne soient pas vaines.

Rio de Janeiro, le 21 septembre 2018
Laurent Vidal
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de La Rochelle
 

©  IHEAL-CREDA 2018 - Publié le 28 septembre 2018 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n° 22, octobre 2018.