Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

L'élection bolivienne du 18 octobre doit avoir lieu dans de réelles conditions démocratiques

Victor Audubert, Hervé Do Alto, Elise Gadea, Pablo Laguna, Claude Le Gouill, Françoise Martinez, Baptiste Mongis, Franck Poupeau

 

 

L'élection bolivienne du 18 octobre doit avoir lieu dans de réelles conditions démocratiques

 

 

Victor Audubert, docteur en droit public (IDPS - Université Sorbonne Paris Nord), Hervé Do Alto, doctorant en sciences politiques (chercheur associé à l’Université Côte d’Azur), Élise Gadea, docteure en sociologie (IFEA /CREDA - Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle), Pablo Laguna, docteur en anthropologie, chercheur associé au CREDA (Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle), Claude Le Gouill, docteur en anthropologie, chercheur associé au CREDA, Françoise Martinez, professeure des universités en Histoire et Civilisation de l’Amérique latine (LER - Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis), Baptiste Mongis, doctorant en sociologie (CREDA - Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle / UNSAM - IDAES), Franck Poupeau, directeur de recherche en sociologie (IFEA/CREDA - CNRS).

 

Depuis la démission forcée d'Evo Morales (Movimiento al Socialismo - MAS), le 10 novembre 2019, à l'issue d'un scrutin controversé, la Bolivie est dirigée par un gouvernement non élu dont l'arrivée au pouvoir s'est produite, avec l'appui des principales formations politiques d'opposition, dans des circonstances pour le moins confuses. La rupture de la succession constitutionnelle qui en a découlé a porté au pouvoir une présidente par intérim, Jeanine Áñez, dont le parti conservateur ne fut cautionné qu'à hauteur de 4,24 % des voix, et dont la mission était de convoquer dans les trois mois à de nouvelles élections. Elles auront finalement lieu ce 18 octobre 2020.

 

Une « révolution conservatrice » sans mandat populaire

 

Après avoir inauguré sa gestion par des persécutions contre des dirigeants du MAS et ses partisans, rabaissés au rang de « hordes » et accusés de « terrorisme », ainsi que par des menaces contre une presse nationale et internationale qualifiée de « séditieuse » et une répression qui a fait au moins 33 morts et des centaines de blessés, la présidente par intérim a opéré une succession de choix de nature foncièrement politique, outrepassant sa mission première de convoquer au plus tôt de nouvelles élections à quatre reprises reportées. Au-delà du retrait de l’ALBA et de l'UNASUR, de la relève systématique de ses ambassadeurs ou plus récemment de la promotion de militaires par décret, le gouvernement de transition a, sans le mandat du peuple bolivien, cumulé des décisions qui préoccupent les défenseurs de la démocratie à travers le monde.

 

Si le retour d'anciens exilés, accusés par le gouvernement Morales de participer à des organisations terroristes ou d'extorsion de fonds publics, a été salué par le gouvernement Áñez comme le signe d’un retour à la « normale », ce sont aujourd'hui plusieurs centaines de dirigeants du MAS et d'organisations sociales qui sont poursuivis par la justice sans émouvoir ceux qui, à l'automne, s'étaient mobilisés au nom de la démocratie. Plusieurs rapports internationaux ont dénoncé les exactions du gouvernement Áñez1 dont celui de Human Rights Watch, relayé dans Le Monde le 11 septembre dernier, qui évoque « une attaque politique contre Morales et ses partisans » et pointe des « preuves d’accusations infondées, des violations du processus pénal, des restrictions de la liberté d’expression et l’usage excessif et arbitraire de la détention préventive ».

 

Les révélations de faux comptes Facebook diffusant de la propagande gouvernementale, des nominations controversées à la tête d'entreprises publiques nationales, la libéralisation des exportations agricoles et le décret autorisant la culture de nouvelles espèces OGM au bénéfice de l'agro-industrie de la riche région de Santa Cruz, bastion de l'opposition au MAS, sont autant d'éléments qui devraient alerter sur la crise démocratique que traverse la Bolivie. En juin dernier, le gouvernement par intérim s'aventurait ni plus ni moins dans une dotation de terres fiscales au secteur agro-exportateur et, sous le fallacieux prétexte de lutter contre la Covid-19, dans un transfert de 600 millions de dollars de deniers publics pour rembourser les dettes des grandes entreprises privées de Santa Cruz dont l'un des principaux bénéficiaires n'était autre que le nouveau ministre en charge de cette mesure, Branko Marinkovic. En septembre, malgré un effet d'annonce, le gouvernement préservait le cadre légal permettant la défriche forestière pour l'agriculture. En outre, la volonté de recentrer les politiques publiques en faveur des grandes entreprises privées comprenait l´autorisation d´une hausse des taux d´intérêts bancaires, une réduction du taux d'imposition des grandes entreprises, et la tentative de privatiser la compagnie publique de distribution d´électricité de Cochabamba (ELFEC).

 

La crise sanitaire comme prétexte à tout

 

En plus du scandale de l'achat pour les hôpitaux de respirateurs surtaxés et inutilisables qui ont conduit à l'arrestation du ministre de la santé, ce sont les prêts versés à l’État bolivien pour affronter la crise sanitaire, dont celui de 327 millions de dollars accordé par le FMI sans l'aval de l'assemblée, qui illustrent l'état de la corruption généralisée dans le pays : au moins 20 cas de corruption et irrégularités ont touché des ministres ou des proches du gouvernement Áñez ; un gouvernement qui aurait dépensé plus de 13,7% du PIB dans sa « gestion » désastreuse de la crise, et 9,5% à destination du secteur financier. Dans le même temps furent réduits les transferts de fonds du budget de l'État aux communes, malgré les régulations légales préexistantes.

 

Sous prétexte de « faire des économies » et de réorienter leurs budgets vers celui de la santé, l'exécutif a fermé début juin ses ambassades en Iran et au Nicaragua. Les ministères de la Culture, du Sport et de la Communication ont, dans la même optique, été mis sous tutelle d'autres ministères avec des budgets et compétences réduits, et des programmes télévisés publics en langues amérindiennes ont été supprimés. Et c'est au nom de la crise sanitaire que le gouvernement Áñez souhaitait encore reporter les élections, finalement fixées au 18 octobre 2020.

 

Persécutions et mainmise sur la justice : une élection sous tension

 

La répression se perpétue sous la férule d'Arturo Murillo, un ministre de l'Intérieur qui semble parfois gouverner lui-même le pays, comme en atteste son récent voyage officiel aux États-Unis pour s'entretenir avec les dirigeants de l'Organisation des États Américains (OEA), et qui a en quelques mois élevé à 15 millions de dollars les dépenses de l’État bolivien en importation d'armes pour équiper la police, soit dix-huit fois plus qu'en 2019. Alors que des violences se répètent contre des militants du MAS, son candidat, Luis Arce, donné favori dans les sondages, fait actuellement l'objet de tentatives d'empêchement à se présenter. Celles-ci ne sont pas sans évoquer les cas d'entremise du juridique dans le politique régulièrement commis ces dernières années contre des leaders de gauche ou de centre-gauche latino-américains.

 

La Bolivie n’a jamais consolidé une administration de justice crédible, indépendante, efficace et démocratiquement juste, et si Evo Morales n’a pas contribué à améliorer cette institution par la mise en place d'une plus grande indépendance entre l'exécutif et le pouvoir judiciaire, il est à craindre, au vu des derniers événements, que ses opposants en aient encore moins la préoccupation. En effet, les intérêts communs entre les puissants agro-industriels autonomistes de Santa Cruz et le Brésil de Jair Bolsonaro sont avérés : l'arrivée au pouvoir de ce dernier, après la destitution controversée de Dilma Rousseff et l'emprisonnement arbitraire de l'ancien président Lula da Silva pour l'écarter de l'élection de 2018, laisse planer le doute sur les intentions du “bloc démocratique” bolivien à faire respecter le vote plutôt qu’à faire barrage au retour du MAS au pouvoir ; un doute ravivé par la récente intervention de la ministre bolivienne Karen Longaric devant la Commission des Affaires Étrangères du Parlement Européen, vivement critiquée par la grande majorité des groupes parlementaires.

 

Il est devenu monnaie courante, en Amérique latine, de recourir à des manœuvres politiques pour mettre en place des tentatives de déstabilisation électorale ou judiciaire (lawfare) et inhiber des candidats encombrants. L'accusation de “fraude électorale” qui a précipité en novembre dernier le départ d'Evo Morales (cautionné à hauteur de 47,08% des voix selon le controversé décompte officiel) reposait en effet largement sur un rapport de l’OEA aujourd'hui remis en cause par plusieurs études2 dont certaines relayées par le Washington Post3 le New York Time4 ou The Guardian5. Un processus similaire semble être utilisé par le gouvernement par intérim qui agite encore la menace d’une « fraude » à venir.

 

Certaines instances internationales, notamment l'OEA et l'Union Européenne, qui n'ont pas hésité, en 2019, à demander l'organisation d'un second tour pour les élections, allant bien au-delà d'un positionnement sur les irrégularités du processus électoral, adoptent actuellement une neutralité déroutante. L'issue pacifique de ce scrutin ne saurait être garantie que si tous les citoyens boliviens, installés en Bolivie ou ailleurs, ont accès sans restriction et de façon transparente à ce vote décisif, et que ses résultats sont respectés par tous les candidats. Dans un contexte d'importantes violences commises lors de la campagne électorale, majoritairement contre le MAS, une vigilance accrue sur les conditions dans lesquelles vont se tenir ces élections polarisées à l'extrême est donc indispensable.

 

Fortement impacté par la crise de la Covid-19, le peuple bolivien ne doit en aucun cas avoir à revivre les tragiques événements de novembre 2019 et devrait pouvoir trouver un débouché démocratique à ce conflit et à cette polarisation de la société. La responsabilité de tous les acteurs politiques boliviens est en jeu, mais aussi celle de la communauté internationale.

 

Signataires :

 

Gilles RIVIERE, Maître de Conférence (EHESS)

Laurent LACROIX, docteur en sociologie

Yvon LE BOT, sociologue, directeur de recherche au CNRS

Patrice VERMEREN, professeur émérite de philosophie, Université Paris 8

Olivier COMPAGNON, Professeur d’Histoire contemporaine (Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle - CNRS / CREDA)

Christine DELFOUR, professeure des universités, Université Paris Est Marne la Vallée

Pierre GAUTREAU, Maître de Conférences en Géographie, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Tristan PLATT, Emeritus Professor, University of St Andrews

Séverine MAYOL, docteur en sociologie, ingénieure de recherche au CHU de Nantes, chercheure associée au laboratoire Printemps (UVSQ - CNRS)

Luis VILDOZO, University of Natural Resources and Life Sciences, Austria

Emma Bolshia BRAVO, Mgtr, directrice de l’ITEI (Instituto de Terapia e Ivestigación sobre las secuelas de la tortura y violencia de Estado - Bolivia)

Andrés GAUTIER, Dr, psychotérapeute et psychanalyste de l’ITEI

Cécile PASCUAL, Professeur des écoles

Gilles CASALS

Karen Gabriela IRAHOLA GARCÍA

Dr Alberto Arce. Professor de la Universidad de Wageningen, Universidad de Chile, Agronomos, SAP, universidad Federal de Porto Alegre Brasil, Flacso Andes, Ecuador

Gérard Borras, Professeur émérite, Université Rennes2

Virginie Laurent, Universidad de los Andes - CREDA   

Bernardo Paz Betancourt, docteur en sciences, Directeur C&B

Linda Farthing, Periodista y Autora

Pablo Cruz, Docteur en Arqueologie, CONICET y Universidad de Jujuy

Carlos Ramírez, Universidad de los Andes (Colombia)

Flávia Charão Marques. Universidade Federal do Rio  do Sul, Porto Alegre, Brasil

Damir Galaz-Mandakovic, Doctor en Historia y en Antropologia (Universidad Católica del Norte, Chile).

Javier Cabero. Integrante Movimiento Humanista

Jordie Blanc Ansari, doctorante an Anthropologie (CREDA, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3)

Didier Lamirand, paysan, ex collaborateur d'ONG entre autres en Bolivie

Sabrina Melenotte, chargée de recherches IRD, URMIS
Sébastien Velut, Professeur de géographie, Sorbonne Nouvelle, Institut des Hautes Etudes de l’Amérique Latine, Centre de Recherche et de Documentation