Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

L’émergence d’une nouvelle forme politique en Amazonie péruvienne : les Gobiernos Territoriales Autónomos (GTA)

Raphaël COLLIAUX, Chargé de recherche en anthropologie, CNRS Centre de recherche et de documentation sur les Amériques, CREDA

Je travaille dans le sud-est de l’Amazonie péruvienne depuis 2015, principalement auprès des populations matsigenka et ashaninka, qui sont deux groupes autochtones de langue arawak. J’aimerais évoquer la façon dont, depuis une dizaine d’années au Pérou, divers groupes autochtones d’Amazonie tentent de s’imposer dans le champ politique national sous une forme politique nouvelle : celle de Gobiernos Territoriales Autónomos (GTA). Depuis le mi-temps des années 2010 en effet, une quinzaine de groupes amazoniens ont progressivement cherché à se doter d’organes de gouvernement propres (et d’un cadre légal adhoc), dans le but d’exercer une autonomie collective sur de vastes espaces de forêt tropicale. Dans le nord du pays, berceau de ces initiatives, ce fut d’abord le cas des Wampis[1], puis des Kandoshi, Awajun, Achuar, Shapra, Shiwilo, Kukama, Kichwa et Shawi. Plus au sud, les Ese Eja, Shipibo-Konibo, Harakbut, Matsigenka emboiteront ensuite le pas. Chacune de ces « Nations », comme ces collectifs tendent eux-mêmes à se qualifier (Nation Wampis, Nation Matsigenka, etc.), ont alors cherché à fédérer des ensembles de communautés villageoises locales (appelées comunidades nativas, et qui sont souvent relativement isolées les unes des autres) autour de structures politiques et de territoires pensés comme communs (Surrallés, 2025). Les revendications d’autonomie adossées à ces mobilisations concernent aussi bien le plan de la santé, de la justice, de l’économie ou encore de l’éducation (Mongabay, 16/10/2025). L’émergence de ces Gobiernos Territoriales Autónomos a eu pour effet de rappeler combien, sur ces questions de territorialité et d’autonomie, le cadre légal péruvien ne répondait encore que très partiellement aux attentes locales, ne manquant pas d’interpeller de nombreux observateurs, en particulier au sein du monde universitaire et de la coopération nationale et internationale.

Dans les années 1970, c’est d’abord autour d’organisations politiques appelées fédérations que se sont consolidés les principaux mouvements politiques amazoniens. Face aux avancés incessantes des fronts pionniers et à la réduction drastique des espaces de vie autochtones, la question des droits territoriaux fut un objet de lutte central pour ces fédérations amazoniennes. Celles-ci participeront notamment à l’adoption, en 1974, de la « Ley de comunidades nativas », premier corpus légal garantissant des droits territoriaux aux Amérindiens d’Amazonie (Chirif, 1997). Cette loi, modifiée en 1978 et toujours en vigueur aujourd’hui, incitait les diverses ethnies à se rassembler au sein de petites communautés villageoises dont les membres, collectivement propriétaires d’un territoire donné (généralement quelques milliers d’hectares), pouvaient dès lors disposer d’une relative autonomie dans la gestion de leurs affaires internes[2]. Opérant aux niveaux local, régional et national, les fédérations amérindiennes se sont ainsi imposées, au tournant des années 1980, comme des acteurs incontournables, tissant des liens dans diverses arènes internationales, et jouant un rôle moteur sur de multiples dossiers nationaux : par exemple, le développement de politiques éducatives adaptées aux populations autochtones – l’Éducation Interculturelle Bilingue (EIB).

L’émergence récente des Gouvernements Territoriaux Autonomes indique toutefois une sensible évolution au sein du champ politique amazonien : ces nouvelles initiatives semblent en effet se déployer en parallèle, ou en marge, de ces organes politiques forgés il y a une cinquantaine d’années – même si d’évidentes circulations opèrent entre ces espaces de militance autochtone, les principaux leaders aujourd’hui à la tête des GTA ayant souvent fait leurs armes au sein des « centrales » locales ou régionales. S’il est sans doute trop tôt pour juger si ces gouvernements autonomes seront amenés à véritablement concurrencer, voire à supplanter, les fédérations politiques plus « traditionnelles », on remarque qu’une rupture tactique se joue néanmoins autour de la question du régime communal actuellement en vigueur dans les basses terres péruviennes.

Car sur les espaces qu’ils aspirent à contrôler, les GTA se construisent aujourd’hui en s’opposant parfois à la reconnaissance légale de nouvelles comunidades nativas qui risqueraient d’accentuer une fragmentation, tant géographique que politique, des territoires concernés : chaque collectif villageois étant généralement cantonné, dans les espaces qui leur ont été octroyés, à négocier au cas par cas et en leur seul nom avec les acteurs extérieurs opérant localement – multinationales, orpailleurs, narcotrafiquants, etc. (Codjia et Colliaux, 2018).

Plus encore, ce souhait d’échapper à la rigidité des cadastres communaux renvoie à une appréhension plus complexe de la territorialité, généralement qualifiée d’« intégrale », qui serait à même de ressaisir les processus d’échanges et de relations entre et avec les êtres qui peuplent ces environnements. À la valorisation de cette riche écologie symbolique (que ces sociétés perçoivent souvent comme indispensable à leur propre reproduction), s’ajoute une volonté de retracer l’histoire des peuplements de ces espaces, par la reconstitution des liens de parenté, des relations sociales et politiques des groupes locaux – grâce, notamment, à l’histoire orale (Surrallés, 2025 ; 2017).

Pour intéressantes qu’elles soient, de telles initiatives ne sont pas sans susciter quelques débats. Certains observateurs s’inquiètent en effet de voir abandonner une stratégie de reconnaissance et de protection de territoires autochtones qui, via la création de comunidades nativas, est certes insatisfaisante dans les faits, mais demeure néanmoins la seule à laquelle l’État péruvien consent à ce jour (les GTA n’ayant pour le moment pas de réelle existence légale). Se posent aussi la question de la durabilité d’unités politiques aussi vastes, alors que les traditions politiques amazoniennes tendent moins vers la totalisation (via un tel dispositif de « gouvernement » commun), que vers la segmentation sociale (Codjia, 2025). De même, comment briguer une forme de souveraineté collective sur des territoires qui, bien souvent, sont déjà extrêmement fragmentés, partagés avec de nombreuses populations allochtones, ou même avec d’autres groupes amazoniens pouvant prétendre à développer le même type d’initiative ? Et comment financer ces organisations ?

Plusieurs tables-rondes organisées durant le mois d’août au Pérou, à l’occasion du congrès du SEPIA[3], et qui furent consacrées à ces nouvelles formes politiques amazoniennes, faisaient état de ces interrogations : quelques anthropologues n’hésitant pas à questionner les leaders autochtones sur les stratégies politiques aujourd’hui privilégiées dans les basses terres. Toujours est-il qu’un nombre croissant de groupes amazoniens investissent ces modèles de gouvernements autonomes, malgré des conditions plus ou moins propices (sur le plan territorial, comme on l’a vu, mais aussi politique). En outre, force est de constater que d’importantes ONG, nationales et internationales, s’intéressent de près à ces initiatives, appuyant la formation de leaders locaux, favorisant les échanges d’expérience, ou incitant les GTA à se constituer comme « associations civiles » afin de leur permettre de capter des financements[4].

Dans la région du Madre de Dios où je travaille, les Matsigenka, après avoir rassemblé les représentants des principales communautés villageoises locales et déclaré l’autonomie politique de leur « Nation », sont en voie de cartographier, avec l’appui technique de plusieurs organismes de coopération, les contours du territoire dans lequel ils ont appris à vivre en fonction des opportunités offertes par la biosphère. Dans cette région profondément minée par l’orpaillage, le narcotrafic, le bucheronnage, et où règne un haut niveau de corruption des institutions publiques locales, il faudra observer ce que peut impliquer et peut représenter une telle initiative pour les Matsigenka, et si certains rapports de force peuvent en être changés.

 



[1] L’initiative des Wampis fut en quelque sorte inaugurale : en 2015, près de 300 leaders proclamèrent la création d’un Gobierno Territorial Autónomo de la Nación Wampis (GTANW), regroupant environ 10 000 personnes et revendiquant un droit à l’autodétermination sur près de 1 300 000 hectares de forêt tropicale (soit 1 % de la surface du territoire péruvien). Sur ce processus d’autodétermination mis en œuvre par les Wampis, voir en particulier les travaux de Codjia (2025 ; 2019).

[2] Les droits territoriaux garantis par la Ley de comunidades furent progressivement fragilisés, en particulier par la Constitution de 1993 (adopté durant le régime autoritaire d’Alberto Fujimori), qui abrogea le caractère d’« inaliénabilité » de ces espaces.

[3] Seminario Permanente de Investigación Agraria (SEPIA) XXI, 18-22 août 2025, Oxapampa (Pérou).

[4] La volonté de doter ces gouvernements territoriaux autonomes d’une personnalité juridique semble être en effet une stratégie adoptée dans le sud-est amazonien, notamment dans le Madre de Dios : voir Mongabay (16/10/2025)


Sources

  • Chirif, Alberto. 1997. « Identidad y movimiento organizativo en la Amazonía peruana », Horizontes Antropológicos, 6: 135-159.

  • Codjia, Paul. 2025. « Hacer acto de ausencia. La representación política desde una perspectiva amazónica: el caso del Gobierno Territorial Autónomo de la Nación Wampis (Perù, Aent Chicham) », Revista de Antropologia, 68. 

  • Codjia, Paul. 2019. « Le dire et le désir : une ethnographie des usages affectifs et politiques de la parole chez les Wampis (Amazonie péruvienne) », Paris, Thèse de doctorat de doctorat, EHESS.

  • Codjia, Paul et Colliaux, Raphaël. 2018. « Au Pérou, les Wampis déterminés à protéger leur territoire », Le Monde diplomatique, n°772, juillet 2018 : 10-11.

  • Mongabay. 2025. « Perú: los pueblos indígenas optan por gobiernos territoriales autónomos y esperan una ley del Congreso », 16 octobre 2025.

  • Surrallés, Alexandre. 2025. « Territorio, autonomía y cartografía en la Amazonía peruana », Debates Indígenas, IWGIA

  • Surrallés, Alexandre. 2017. « Human rights for non-humans? », HAU: Journal of Ethnographic Theory, 7 (3): 211-235.

     

     

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