Edito
L’Équateur, Guillermo Lasso et la ‘mort croisée’ : Anatomie d'une nouvelle (?) crise
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L’Équateur, Guillermo Lasso et la ‘mort croisée’ :
anatomie d'une nouvelle (?) crise
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Par Louise Rebeyrolle,
Docteure en science politique au CREDA UMR 7227 (Université Sorbonne Nouvelle)
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L’Équateur traverse une nouvelle « crise politique » depuis le 17 mai 2023. Guillermo Lasso, président conservateur et libéral élu en 2021, a alors recouru au dispositif constitutionnel de la « mort croisée » qui dissout l’assemblée nationale et prévoit l’organisation d’élections présidentielles et législatives dans les trois mois. Guillermo Lasso a mis son mandat en jeu, si tant est qu’il se représente, afin d’échapper à un procès pour corruption ouvert à son encontre à l’Assemblée nationale quelques jours plus tôt.
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Avant cela, en juin 2022, le Président avait déjà été menacé de destitution par un mouvement social de grande ampleur, tout comme son prédécesseur Lenin Moreno en octobre 2019. Si l’on remonte encore plus loin, ce sont trois présidents qui ont été destitués entre 1996 et 2005. Dans les médias et en politique, nombreux sont ceux qui aiment à conclure à l’instabilité du système politique équatorien, en se bornant à la conjoncture immédiate, sans regarder ensemble ces événements. Pourtant, de grandes continuités existent au regard de l’histoire du système politique équatorien depuis le début des années 2000. Loin d’être des événements épisodiques et décorrélés, encore moins irrationnels et ponctuels, les « crises » qui se sont succédées depuis les années 1990 ne sont pas décorrélées,y compris celle qui a déclenché la « mort croisée » :elle n’a rien d’exceptionnel et s’inscrit dans le temps long.
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En 2003, sur fond de crise économique, Lucio Guttierez est arrivé à la présidence grâce au soutien des organisations autochtones du pays, en particulier de la Conaie (Confédération des nationalités autochtones de l’Équateur), organisation nationale autochtone et actrice centrale de la vie politique équatorienne. Une fois arrivé au pouvoir, l’ancien militaire n’a pas accédé aux revendications socio-économiques, culturelles et écologistes des mouvements qui l’avaient porté au pouvoir et a poursuivi une politique d’inspiration libérale qui a amené à un soulèvement national d’une ampleur telle que le Président a quitté le pouvoir en 2005.
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Trois ans plus tard, en 2006, Rafael Correa, à son tour, s’est allié avec les organisations autochtones et écologistes du pays pour proposer un programme qui lui permettait de s’allier à deux courants de la gauche : un courant historique, attaché à l’interventionnisme de l’État et à des services publics forts et un second, plus décolonial et écologiste. Les organisations autochtones, alors affaiblies et divisées à la suite de leur alliance manquée avec Lucio Gutierrez, ont vu dans le mouvement de Rafael Correa, Alianza Pais, une nouvelle occasion de faire entendre leurs revendications. De fait, l’Assemblée constituante, convoquée par le président Correa peu après son élection, a inscrit la plurinationalité, les droits de la nature et le Buen Vivir dans la Constitution de Monte Cristi, promulguée en 2008. Ces trois concepts ont été vus comme le point de départ d’une refonte de l’État et d’un changement de paradigme économique, répondant ainsi aux revendications tant socio-économiques, culturelles, et écologistes d’organisations tant environnementalistes, autochtones, paysannes que sociales.
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Mais rapidement après le vote de cette nouvelle Constitution, Rafael Correa semble avoir tranché en faveur de la gauche volontariste et développementaliste. C’est alors que sont passées à l’opposition différentes organisations environnementalistes, mais aussi la Conaie ou encore Alberto Acosta, ancien président de l’Assemblée constituante et un des théoricien.nes du Buen Vivir. Cette alliance d’une gauche rouge et verte a donc tenu très peu de temps. Malgré ce revirement, Rafael Correa a continué à être vu comme un symbole de l’alliance de ces deux gauches sur la scène internationale.
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En 2016, Rafael Correa ne pouvait plus se représenter aux élections présidentielles, et c’est son premier vice-président, Lenin Moreno, soutenu par son mouvement, qui est arrivé au pouvoir en 2017. Alors qu’il a été élu sur la promesse de poursuivre le projet politique de son mentor, il a finalement opéré un profond changement de positionnement politique. Beaucoup moins engagé à gauche et moins ’interventionniste, le mandat a été marqué par une rupture libérale, par exemple avec la signature d’un accord avec le Fonds monétaire international.
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En octobre 2019, cette ligne politique a été à l’origine d’un premier mouvement social de très grande ampleur en Équateur. La hausse du prix du carburant, jusque-là subventionné par l’État, a déclenché des mobilisations de grande échelle pendant onze jours consécutifs. Ce sont les organisations autochtones du pays, la Conaie en tête, qui ont coordonné les revendications et le dialogue avec l’exécutif. Des syndicats de travailleur.ses se sont organisés à leurs côtés, notamment les transporteur.ses, et les étudiant.es se sont joint·es au mouvement social. Lenin Moreno a fini par abroger le décret 883 qui prévoyait la fin des subventions étatiques sur le prix de l’essence.
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Ce mouvement social résonne avec les soulèvements qui ont mené aux destitutions de trois présidents –pas moins !- entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. Mais les événements qui l’ont suivi s’inscrivent dans sa continuité, comme le mouvement social de grande ampleur qui a éclaté de nouveau en juin 2022. Non seulement la hausse du prix du carburant en est également le déclencheur, mais on retrouve les mêmes organisations au cœur des mobilisations, Conaie en tête, auxquelles sont se joint·es les travailleur.ses des plantations de banane. Les leaders du mouvement sont ceux qui avaient dirigé les manifestations d’octobre 2019, comme Leonidas Iza. Président de la Conaie en 2022, il a été condamné pour terrorisme, accusé d’avoir participé et mené les manifestations d’octobre 2019, puis amnistié. Tant en 2019 qu’en 2022, les mobilisations ont conduit à des grèves nationales qui ont paralysé le pays, l’état d’urgence a été déclaré et les présidents ont été menacés de destitution. Depuis 2019, revendications, organisations et participant·es du mouvement social sont sensiblement les mêmes à chaque soubresaut. Quoi qu’il en soit, la mobilisation de mai 2023 a été lancée non pas par des organisations de mouvement social mais par des professionnel.les de la politique qui les représentaient au congrès équatorien.
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En juin 2022, ce n’est plus Lenin Moreno mais Guillermo Lasso qui occupait le siège présidentiel. L’élection présidentielle qui l’a porté au pouvoir en 2021 est révélatrice de la rupture entre de deux courants de gauche toujours plus distants, ainsi que de l’utilisation de la question environnementale dans les stratégies électorales et politiques. En effet, en février 2021, pour le premier tour des élections présidentielles équatoriennes, Lenin Moreno n’était pas candidat et Rafael Correa, encore très populaire bien que controversé, a mené une campagne à distance en faveur de son dauphin, Andrés Arauz. Empêché de revenir en Équateur en raison d’une condamnation pour corruption, Rafael Correa considère cette procédure judiciaire comme « une persécution politique » orchestrée par son ancien allié Lenin Moreno et par la droite équatorienne ; argumentaire que l’on retrouve également chez Guillermo Lasso en mai 2023. Les résultats du premier tour ont créé la surprise, puisque, si Andrés Arauz est arrivé en tête avec plus de 30 % des suffrages, Guillermo Lasso, son opposant de droite et candidat malheureux de toutes les élections présidentielles depuis 2006, mais aussi Yaku Pérez, représentant des organisations autochtones et environnementalistes, étaient quasiment ex-aequo avec chacun 19 % des suffrages. Plusieurs jours se sont écoulés avant que ne soit connu le nom du deuxième candidat qualifié pour le second tour, Guillermo Lasso, finalement élu président de la République. Alors que les électeurs et électrices de Yaku Pérez ont refusé de voter pour Andrés Arauz, leur choix négatif -non pas pour Guillermo Lasso, mais contre Andrés Arauz- explique l’impopularité de l’ancien banquier devenu président en 2021.
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Dans le nouveau soubresaut de crise politique qui a traversé l’Équateur en juin 2023, cette opposition entre deux courants de la gauche, devenus ennemis jurés, s’explique par des tensions ouvertes au cours des mandats de Rafael Correa, que l’élection de 2022 avait donné à voir. En effet, Andrés Arauz et Yaku Pérez représentent des gauches difficilement conciliables, puisque l’une productiviste et développementaliste ne peut finalement pas coexister avec l’autre, écologiste, qui propose une rupture de développement et la formation d’un État décolonial. Par conséquent, loin de constituer encore une fois une « crise » politique, spontanée et irrationnelle, les événements de mai 2023 remontent aux mouvements sociaux d’octobre 2019 et de juin 2022, dont les protagonistes et les revendications restent là . En Équateur, la question environnementale est devenue un marqueur politique fort, pris dans des stratégies électorales et des alliances faites et défaites au sein du système politique équatorien. Quant à Guillermo Lasso, l’organisation des élections présidentielles prévue dans les prochaines semaines révélera si la 'mort croisée’ est synonyme d’enterrement ou de résurrection pour cet homme politique de droite.Â
IHEAL-CREDA 2023 - Publié le 30 juin 2023 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°77, juillet 2023.