Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Édito

La victoire de Javier Milei en Argentine : de la percée du candidat aux contraintes du Président

Vera Chiodi (Maitresse de conférences en économie à l’IHEAL) et Carlos Quenan (Professeur d’économie à l’IHEAL)

L’éclatante victoire de Javier Milei ne cesse d’étonner les commentateurs de presse. Simple alternance comme celle caractérisant presque tous les pays latino-américains lors des élections effectuées dans la dernière décennie ? Nouvelle séquence du mouvement pendulaire expérimenté par l’Argentine depuis de nombreuses années, avec des alternances entre libéraux et nationalistes ? Ou plongée dans l’inconnu ?

 

L’expression d’une tendance globale

Le « phénomène Milei » correspond à une tendance observable dans le monde occidental depuis le milieu de la dernière décennie, avec la crise et la remise en question de la globalisation, renforcée par les effets de la pandémie et l'aggravation des tensions internationales qui génèrent une situation d’incertitude généralisée et ont favorisé l’émergence de courants d’extrême droite. Ce « phénomène » peut être abordé depuis divers angles d’attaque. Ainsi, la théorie du « retour de bâton culturel »[1] postule que la poussée du vote d’extrême droite s’explique par une réaction contre les changements culturels de nature progressiste et les valeurs post-matérialistes telles que le cosmopolitisme, le multiculturalisme, la protection de l'environnement, les droits humains ou encore l'égalité des sexes. De manière concomitante, les données de l'Enquête mondiale sur les valeurs[2] montrent la suprématie croissante de la croyance en l’adage « travailler dur mène à la réussite », en opposition à l’explication par la position sociale. Dès lors, la valorisation de la « force et la liberté individuelle », accompagnée du rejet plus ou moins virulent de l’intervention étatique est particulièrement prégnante. Enfin, selon le Latinobarometro, en Amérique latine, la confiance envers les institutions et la confiance interpersonnelle sont parmi les plus faibles au monde[3].

 

Javier Milei, « doctrinaire » médiatique, libertarien et anarcho-capitaliste

Le maître-mot de Javier Milei est « liberté », qu’il s’agisse de son mouvement La Libertad Avanza (LLA), ou de ce qu’il répète à la fin de ses meetings : « Vive la liberté, bordel ! » (Viva la libertad, carajo !). Or, selon la dernière vague de l’Enquête mondiale sur les valeurs (2022)[4], une partie croissante de la population argentine (61,7 %) considère que la liberté est plus importante que l’égalité, en comparaison avec les 38 % qui estiment que c’est l’égalité qui prime. De plus, quelle que soit la position sur l’axe droite-gauche, la préférence pour la liberté l'emporte largement sur celle pour l'égalité. En outre, dans son discours anti-corruption et anti-caste, Javier Milei a abusé, comme Donald Trump et Jair Bolsonaro, des positionnements provocateurs, par exemple quand il a affirmé que le déclin de l'Argentine a débuté en 1916, année de la première élection au suffrage universel.

Mais, dans le même temps, il adopte toujours une approche « doctrinaire », par exemple en truffant son discours ultra-libéral de références à « l’école autrichienne ». Cette dernière, bien connue, relève plutôt de la philosophie économique. Selon elle, l'égalité devant la loi conduit nécessairement à l'inégalité matérielle. C'est pourquoi les libéraux s'opposent à tout modèle de distribution ou d'équité. Javier Milei conteste ainsi le concept de justice sociale car elle impliquerait la redistribution arbitraire de ressources d'un individu à un autre. Les libertariens, parmi les plus radicaux du courant libéral, ont pour importants représentants Murray Rothbard et Robert Nozick. Selon ce dernier, toute intervention de l'État constitue une atteinte aux libertés individuelles, y compris les aides à la petite enfance. D’autres postulats tournent autour de la concurrence qui est, selon Friedrich Hayek, « la seule méthode qui permet à nos activités de se conformer à celles des autres sans intervention coercitive ou arbitraire de l'autorité »[5]. Dans ce sens, la critique insistante de Javier Milei envers la corruption des marchés publics met en lumière une perspective qui n'est pas dénuée de fondement.

Au demeurant, certaines idées défendues par Javier Milei dans la campagne électorale se distinguent de celles des tenants de l’école autrichienne qui reconnaissent, par exemple, que le bon fonctionnement de la concurrence nécessite de la régulation de la part de l’État, chargé de garantir la liberté et d'autres droits fondamentaux des individus. Selon eux, le fonctionnement de la concurrence requiert non seulement l'organisation adéquate de certaines institutions telles que la monnaie, les marchés et les canaux d'information, mais dépend également de l'existence d'un système juridique approprié, qui ne peut être fourni que par l’État. Javier Milei, de son côté, rejette toute régulation. Pour sa part, Friedrich Hayek remet en cause non pas les entreprises d'État mais les monopoles d'État, tout en acceptant la possibilité qu’il fournisse des services de santé aux plus vulnérables ; contrairement à Javier Milei.

Mais l’ingrédient décisif de l’action politique de Javier Milei est la provocation. Arborant une tronçonneuse pour illustrer sa volonté de réduire drastiquement les dépenses publiques, c’est un outsider qui se distingue par une absence totale d'expérience politique. Il a navigué pendant sa jeunesse entre le monde du football amateur et la scène rock, avant de devenir économiste et de travailler dans de grands groupes privés. Il s'est ensuite tourné vers le métier de YouTuber et a fait des apparitions récurrentes, comme commentateur polémique et virulent à la télévision. Attirant particulièrement la jeunesse et utilisant les réseaux sociaux et les médias, il s’est installé dans le débat public, surtout lorsqu’il a été élu député en 2021. Son discours s’est nourri des effets de la pandémie, qui a généré de l’angoisse envers l'avenir, ainsi qu’une méfiance vis-à-vis de l’État et de sa capacité à intervenir dans le cours de la vie des ménages les plus défavorisés ou ceux de la classe moyenne. Faisant appel assez souvent aux cris et aux insultes, il a établi des liens avec une partie croissante de l’opinion publique qui, exaspérée par l’aggravation de la crise économique et l’accélération de l’inflation, a commencé à se reconnaitre en lui.

 

Javier Milei face à l’aggravation récente de la crise socio-économique

Le « produit Milei » a été efficace parce qu’il a été perçu comme un remède pour faire face au déclin argentin. Depuis le milieu des années 1970, une grave crise inflationniste, connue comme le Rodrigazo, a sonné le glas du régime de croissance axé sur l’industrialisation orientée par l’État et sur le dynamisme du marché intérieur, dont les fondements avaient été bâtis par les gouvernements péronistes des années 1940 et 1950. Depuis, le pays a connu deux conjonctures d’hyperinflation, plusieurs crises de dette publique et extérieure qui ont débouché sur des défauts, crises bancaires et de changes, et des récessions de grande ampleur. Les gouvernements qui se sont succédés depuis le milieu des années 1970, d’abord la dictature militaire 1976-1983 puis les gouvernements démocratiques, n’ont pas réussi à enrayer le déclin. En l’absence de l’émergence d’un régime de croissance stable, les périodes de reprise n’ont pas été soutenables.

Un seul indicateur peut servir de révélateur synthétique de la décadence socio-économique de l’Argentine. En 1974, les classes moyennes étaient solides et le taux de pauvreté n’atteignait que 4 % de la population, proche de celui de nombreux pays européens à l’époque. À l’heure actuelle, les classes moyennes se sont sensiblement affaiblies et le taux de pauvreté atteint 42 %, avec une prévalence de 10 points supplémentaires chez les moins de 18 ans. De plus, l’« emploi pauvre » est devenu une réalité pour de nombreux individus, situés au-dessous du seuil de pauvreté. Aujourd’hui, la protection sociale est insuffisante pour répondre aux besoins de la population.

Au cours de sa campagne électorale, Javier Milei a ciblé particulièrement les jeunes issus de l'économie informelle, souvent ubérisés et indépendants, parmi lesquels le chômage reste faible mais l'emploi précaire. Ces individus se sentent autonomes, refusant la protection tant de l'État que des syndicats. Cette dynamique s'accompagne d'un fond de colère et de frustration, transformant cette élection en un enjeu marqué par des choix émotionnels. Ajoutons à cela les conséquences à long terme de la quarantaine pendant la pandémie, particulièrement ressenties dans les quartiers populaires. La fermeture des écoles a conduit à la perte des acquis des enfants, tels que les compétences en écriture et en mathématiques. Ce contexte a généré une colère profonde à l'égard du gouvernement en place, de la part d’une partie importante de la société. Une crise de représentation s'est installée, minant les bases d’un gouvernement incapable de gérer efficacement la crise post-pandémique et d’une opposition de centre droit dépourvue de propositions novatrices.

La croissance médiocre et le climat récessif qui caractérisent l’économie argentine depuis la fin du super-cycle des matières premières (2012) se sont donc aggravés ces dernières années alors que, dans le cadre de l’accord signé en 2018 avec le Fonds monétaire international, les marges de manœuvre de la politique économique s’amenuisaient. La hausse des prix, qui s’est accélérée en accroissant la pauvreté ainsi que la dépréciation du peso vis-à-vis du dollar dans les marchés parallèles, n’a pu être contenue que grâce à un système de contrôle de changes de plus en plus complexe et opaque.

L'inflation aujourd’hui est incontrôlable. Avec un taux d’inflation d’environ 150 % en rythme annuel, soit un régime de très haute inflation pouvant dégénérer en hyperinflation, Javier Milei avait donc un terrain très fertile pour attaquer son rival du second tour, Sergio Massa, le candidat de la coalition péroniste Unión por la Patria, ministre de l’économie sortant. Alors que l’Argentine connaît depuis de nombreuses années une dollarisation de facto, notamment autour de l'épargne et de tous les contrats de long terme, la situation actuelle a donné à Javier Milei la possibilité d’insister sur sa proposition de dollarisation de l’économie qui, jointe à un ajustement budgétaire draconien, devait permettre de juguler l’inflation.

 

La présidence Milei et les promesses du candidat

Dans le cadre d’une situation socio-économique très dégradée, le ralliement à Javier Milei de l’ancien président Mauricio Macri (2015-2019) et de la candidate malheureuse de Juntos por el Cambio, Patricia Bullrich (troisième lors du premier tour d’octobre, avec 24% des voix) a été un élément décisif de cette large victoire face à Sergio Massa au second tour. Cependant, la victoire éclatante et sans discussion de Javier Milei est loin de constituer un boulevard sans obstacles pour mettre en place les mesures qu’il a proposées pendant la campagne électorale.

Un exemple clair est celui de la promesse de fermeture de la Banque centrale et de la dollarisation de l’économie. Les conditions de sa mise en œuvre ne sont pas remplies. Comme le résume le rapport publié il y a quelques semaines par l'Institute of International Finance[6], la dollarisation sans réserves de changes serait très coûteuse et rendrait nécessaire un financement externe qui n'est pas disponible pour l'Argentine sur les marchés internationaux, malgré les déclarations de Javier Milei. Selon sa proposition ambiguë, il s'agirait d'une dollarisation à mettre en œuvre à l'avenir dans le contexte d'une « concurrence des monnaies ». Cela pourrait être contradictoire avec l'objectif d'atteindre à court terme une stabilisation monétaire et du taux de change.

Au-delà de la faisabilité concrète de cette mesure, de nombreux doutes planent sur les « pour et les contre » de la dollarisation ainsi que sur ses effets sur la croissance sur le moyen et long terme. Des problèmes de compétitivité pourraient en résulter avec, par exemple, une dépréciation généralisée des monnaies des principaux partenaires commerciaux ou concurrents du pays par rapport au dollar. En ce qui concerne l’adhésion unilatérale à la zone monétaire du dollar, il faut également attacher une grande importance à la théorie des zones monétaires optimales. De ce point de vue, l’un des critères permettant aux pays d’optimiser la participation à l’union monétaire est qu’il y ait des cycles économiques assez similaires. Mais il s’avère que la dynamique économique argentine répond à de multiples déterminants, différents de ceux des États-Unis. Les « gains » liés à la disparition du risque de change et à la baisse de l'inflation, considérés comme les principaux « avantages » de la dollarisation, pourraient être compensés par les difficultés et les obstacles que celle-ci pourrait engendrer pour les performances macroéconomiques du pays : la politique monétaire de la FED peut être contradictoire avec la nécessité d’expansion ou de modération du cycle argentin. Or, l’Équateur, le Panama ou encore le Salvador, où les processus de dollarisation ont été mis en œuvre à des époques et dans des circonstances très différentes, connaissent des cycles économiques corrélés à celui des États-Unis.

 

De fortes contraintes de gouvernabilité

Mais ces propositions disruptives risquent d’être reportées car le nouveau président va être confronté à des contraintes de taille. La plus importante est l’absence de majorité favorable, tant dans les provinces où aucun gouverneur n’appartient à son parti que dans les deux chambres. Dans ces conditions, Javier Milei est d’ores et déjà contraint de négocier avec les autres forces politiques, à commencer avec Juntos por le Cambio qui l’a soutenu lors du deuxième tour, soit l’ex-président Mauricio Macri et Patricia Bullrich. Cette dernière devrait être nommée au poste de ministre de la Sécurité intérieure. Ces négociations, qui semblent tendues et rendent compte d’un haut degré d’improvisation, se sont traduites d’ores et déjà par la mise à l’écart de certains membres du cercle de celles et ceux qui ont été proches de Javier Milei pendant la campagne électorale. Face au risque que Mauricio Macri domine son gouvernement, Javier Milei devra donc négocier chaque mesure ou réforme au cas par cas, en établissant des accords et coalitions instables avec les secteurs modérés de Juntos por el Cambio et les divers courants et gouverneurs du péronisme, qui détient la première majorité tant à la chambre des députés qu’au Sénat.

Sans doute le gouvernement mené par Javier Milei cherchera-t-il à dévaluer et à stabiliser le taux de change peso-dollar et à mettre en place une réduction considérable des subventions et du déficit budgétaire dans le cadre d’un accord renouvelé avec le FMI, ce qui devrait accroître initialement l’inflation. Il devrait annoncer également la privatisation d’entreprises publiques ainsi que des mesures symboliques montrant sa disposition à réduire le poids de l’État et à lutter contre la « caste » et les « privilèges en politique ».

Alors que la période de grâce risque d’être courte, les premiers mouvements du Président élu donneront une idée plus précise de son aptitude à négocier avec les différentes forces politiques et sociales et de sa capacité à gérer les tensions sociales qui ne manqueront pas de s’exprimer. On saura alors jusqu’à quel point le président Milei est disposé à faire des concessions pour assurer la gouvernabilité du pays ou s’il est décidé à passer en force, comme le laissaient présager les propos incendiaires du candidat Milei.

 

 

 

 


[1] Norris, Pippa, Inglehart, Ronald, Cultural backlash: Trump, Brexit, and authoritarian populism, Cambridge, Cambridge University Press, 2019.

[3] Informe Latinobarómetro 2023, La recesión democratica de América Latina, https://www.latinobarometro.org/lat.jsp

[5] Hayek, Friedrich A., Camino de servidumbre, Madrid, Alianza Editorial, (1994) 2011, p. 85.

[6] Institute of International Finance, LatAm Views : is Dollarization Viable for Argentina ? october 2023, https://www.iif.com/Research/Latin-America

 

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