Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Les entrepreneurs cubains à l’ère post-Castro : pris au piège entre l’embargo des États-Unis et l’auto-bloqueo

Ted Henken

Les entrepreneurs cubains à l’ère post-Castro : pris au piège entre l’embargo des États-Unis et l’auto-bloqueo[i]
Par Ted Henken*

Pendant longtemps, l’économie cubaine a été entravée par l’embargo étasunien, une des sanctions économiques les plus anciennement mises en place, une des plus contraignantes, mais aussi, ironiquement, une des moins efficaces de la planète. Si l’embargo est parvenu à priver Cuba et son peuple de nombreuses possibilités d’échanges commerciaux, financiers et technologiques, il n’a cependant pas pu modifier la nature centraliste et non démocratique du gouvernement cubain, ni même convaincre d’autres  pays à se rallier aux efforts des États-Unis pour isoler l’île (sauf peut-être Israël, son loyal allié).

Ironie du sort, par cet embargo, les Etats-Unis se sont, d’une certaine manière, retrouvés plus isolés que Cuba. Il a non seulement donné à  La Havane des éléments lui permettant de gagner la solidarité internationale en raison de sa situation de victime du « harcèlement impérialiste » mené par les États-Unis, mais il lui a aussi fourni un bouc émissaire qui a rassemblé les Cubains autour d’une défense nationaliste contre l’agression étrangère.

La réputation négative de l’embargo a également servi aux extrémistes cubains  pour minimiser l’importance du blocage que le propre gouvernement cubain a infligé pendant longtemps à son peuple sur tout ce qui relève de la créativité, de la capacité entrepreneuriale et de la liberté économique. Cette longue liste de restrictions, régulations et limitations au développement et à la rentabilité est communément appelée par les travailleurs indépendants cubains « auto-bloqueo » ou blocage auto-imposé.

Comment les entrepreneurs du secteur privé font-ils pour se maintenir à flot, faire des bénéfices et  gérer leurs pertes face à ce double embargo constitué à la fois par la ligne du parti et par la ligne jaune imposée par les États-Unis ? La réponse laconique est : « no es fácil » (ce n’est pas facile), une expression de résignation exaspérée omniprésente à Cuba depuis les années 1990.

Toutefois, les réformes de l’entrepreneuriat lancées en 2010 par Raúl Castro, suivies des changements historiques dans les relations entre Cuba et les États-Unis soutenus par le président Barack Obama en décembre 2014, avaient semé l’espoir que la vie pour les entrepreneurs privés pourrait devenir « un poco más fácil » (un peu plus facile) comme le propre Obama l’avait promis lors de son discours de lancement de la nouvelle politique envers Cuba :

« Aujourd’hui, les États-Unis veulent  collaborer pour l’amélioration de la vie des cubains ordinaires : une vie un peu plus facile, plus libre, plus prospère ».

En effet, la politique de l’« émancipation par l’engagement » portée par le président Barack Obama visait la classe entrepreneuriale cubaine émergeante en tant qu’actrice du changement, notamment à la suite de l’ouverture du secteur privé menée par Raúl Castro en 2010. Cependant, les nouvelles possibilités économiques offertes entre 2015 et 2016 aux entrepreneurs cubains, de même que celles proposées à ces derniers et à leurs investisseurs, à leurs partenaires et à leurs patrons américains sont tombées dans l’incertitude (voire dans le congélateur) en raison de quatre revirements significatifs.

Le premier fut la stagnation des réformes économiques cubaines et la réticence réaffirmée du gouvernement cubain envers une ouverture plus ample, plus profonde et plus rapide du secteur privé.

Le deuxième revirement fut la victoire inattendue de Donald J. Trump aux présidentielles étatsuniennes début novembre 2016, suivi de près par l’évènement historique que représente le décès de Fidel Castro, Máximo leader de longue date. Enfin, il faut également prendre en compte un autre fait historique : le transfert du pouvoir exécutif de Raúl Castro à Miguel Díaz-Canel qui devrait avoir lieu en avril 2018 (une succession initialement prévue en février 2018), marquant la fin des  presque 60 ans de l’ère Castro.

Quel est l’impact de chacun de ces  événements sur les relations entre les États-Unis et Cuba et sur la tentative d’ouverture du secteur entrepreneurial sur l’île ?

Le mambo économique de Raúl Castro : deux pas en avant et un pas en arrière

Depuis le lancement en septembre 2010, l’activité entrepreneuriale légalement autorisée à Cuba a connu une explosion quantitative sans précédents en passant d’à peine 147 000 cuentapropistas ou travailleurs indépendants à 579 415 en septembre 2017 –soit une multiplication de la croissance par 4 en sept ans[1]. En combinant ces cuentapropistas avec le demi-million estimé d’entrepreneurs non autorisés qui travaillent de manière informelle, les 575 000 agriculteurs et membres des coopératives, et les presque 50 000 employés des initiatives conjointes cubaines, le secteur non étatique constitue presque un tiers de la force de travail du pays. Parmi les activités autorisées aux cuentapropistas, le service de restauration est le plus courant, il constitue 11 % de toutes les licences, suivi par 9 % dédiés au transport et 5 % à l’hébergement et aux télécommunications. Or, 20 % des licences totales ne sont pas détenues par les entrepreneurs mais par leurs employés, légalement autorisés en tant que contractuels indépendants et concentrés notamment dans les secteurs de la restauration et hôtelier (particulièrement dans les plus de 4 000 restaurants privés –appelés « paladar »- et les plus de 28 000 casas particulares, tous les deux en plein essor)[2].

Outre cette expansion quantitative observée au cours de ces dernières années, on remarque pour les cuentapropistas une amélioration qualitative des procédures et de la structure logistique, y compris plus de facilités pour l’obtention des licences, plus de choix de métiers, un système fiscal quelque peu amélioré  et,  pour la première fois depuis 1968, la possibilité d’employer légalement des prestataires privés. Cependant, il existe encore beaucoup d’obstacles couteux, frustrants et arbitraires qui empêchent l’expansion et le fonctionnement optimal de ce secteur.

Parmi ces obstacles, le plus handicapant est certainement celui qui interdit aux professionnels de devenir des travailleurs indépendants de leur propre métier.

Parmi environ 200 métiers légaux, seuls 21 % sont considérés comme « qualifiés », à peine 6 % -parmi lesquels programmeur informatique, comptable, photographe ou traducteur- sont considérés comme « services professionnels ». Une large majorité de métiers sont considérés comme « semi-qualifiés » (52 %) et « non-qualifiés » (21 %)[3]. Ceci cantonne la renommée classe éduquée cubaine dans le secteur étatique, mal payé et fortement contrôlé, ou bien la mène à abandonner le métier pour lequel elle s’est formée et à devenir travailleur indépendant.

Parmi les métiers les plus « médiévaux » de la liste autorisée pour les travailleurs indépendants, on trouve : affûteur de couteaux, muletier, gardien de toilettes, échenilloir de palmier, tondeur de moutons et diseur de bonne aventure. Cette situation étrange a même soulevé la remarque ironique de la journaliste Julia Cooke dans son édito du New York Times : «  Une Cubaine peut devenir travailleuse indépendante en tant que clown mais pas en tant qu’avocate ; elle peut ouvrir un bar mais pas une clinique privée »[4]. Curieusement, la plupart des métiers du secteur entrepreneurial ne sont ni entrepreneuriaux, ni productifs et ne permettent pas d’accumuler de la richesse. Il s’agit en revanche de travaux de survie, non qualifiés et qui s’adressent soit aux marchés locaux -pauvres en liquidités- soit à l’industrie croissante du tourisme international, sans parler de l’idée mal avisée d’avoir publié une liste de seulement 201 métiers privés autorisés, en proscrivant par défaut tout ce qui n’est pas listé. En effet, ne publier que la liste des métiers privés interdits eut été une approche beaucoup plus utile pour la création d’emplois. Cela aurait stimulé l’innovation entrepreneuriale et aurait permis la création de nouveaux métiers et industries[5] auxquels personne n’avait pensé jusque-là.

On retiendra que, malgré les premières réformes entrepreneuriales favorables au marché encouragées par Raúl Castro et dont le succès a été significatif par rapport aux libéralisations de son frère ainé pendant la Période Spéciale, leur manque d’ampleur, de profondeur et de rapidité n’a pas permis aux entrepreneurs émergeants de sortir de leur rôle économique secondaire.

Prenons l’exemple du secteur touristique : alors que ce dernier est en pleine expansion avec un record de 4 millions de visiteurs rien qu’en 2016 (soit 13 % plus qu’en 2015) et 4,7 millions de plus en 2017 (soit une croissance de 17,5 % par rapport à 2016), les restaurants privés, l’hébergement et les taxis au service des touristes n’ont pas accès aux marchés de gros, ne sont pas autorisés à importer des biens et doivent payer d’importants frais pour les transferts d’argent (12-18 %) et pour le change (13 %), alors que ce type de transactions est la seule forme d’investissement disponible[6]. Il est invraisemblable qu’après les grands efforts de l’ancien président Obama pour promouvoir le tourisme américain vers l’île, ainsi que le commerce avec le secteur privé, le gouvernement cubain persiste à garder le monopole de l’importation et de l’exportation, rendant inutiles les modifications américaines de 2015 et 2016 en faveur de la régulation.

Certes, ces restrictions persistantes envers la liberté et l’expansion du secteur privé sont exacerbées par l’embargo des États-Unis, récemment renforcé par les restrictions sur le commerce et les voyages décrétées par le président Donald Trump. Annoncées en grande pompe dans le quartier de Miami « Little Havana » en juin 2017 par Trump et Marco Rubio, sénateur républicain de Floride, ces mesures ont été présentées comme un effort pour couper les fonds aux entreprises cubaines propriété de l’État et de l’armée, et pour canaliser le support vers le secteur privé de l’île. Cependant, dans la pratique, ces mesures vont certainement affecter les entrepreneurs qu’elles sont censées soutenir, notamment en raison du risque légal qu’entraîne tout voyage à Cuba, ainsi que le stipule la nouvelle réglementation. Si ces mesures parviennent quelque peu à tarir le flux des touristes étatsuniens qui ont recours aux entreprises d’État et militaires pour le rediriger vers le secteur privé, la conséquence sera une réduction majeure de l’ensemble des voyageurs américains.

En effet, l’objectif de ces nouvelles mesures est bien de provoquer l’affaiblissement du gouvernement cubain (tout en prenant compte des dommages collatéraux subis par la population), plutôt que de prioriser un engagement pour une émancipation du peuple (ce qui permettrait certains bénéfices collatéraux pour le gouvernement).

« L’oiseau qui vole au-dessus des arbres est le premier à être abattu »

L’automne 2016 et les premiers mois de l’hiver de 2017 furent le théâtre d’une double répression gouvernementale contre l’industrie des paladares ou restaurants privés et des taxis privés à La Havane. Les paladares ont été l’objet d’un moratoire temporaire relatif à la délivrance de nouvelles licences, tandis que 129 propriétaires ont été convoqués pour un interrogatoire prétendument destiné à empêcher la propagation des illégalités[7]. En ce qui concerne les taxis privés, le secteur a subi un contrôle des prix imposé unilatéralement par le gouvernement, provoquant une grève virtuelle parmi les taxis privés de La Havane en février 2017[8].

Une déception s’ajoute à la très lente mise en œuvre de l’initiative des coopératives non-agricoles (CNA) lancée en 2013 : si au départ ce projet était porteur d’un grand espoir et était perçu comme une mesure politiquement «acceptable » du point de vue socialiste, après quatre ans, on note que l’expansion des petites et moyennes entreprises n’a abouti qu’à moins de 500 autorisations, dont uniquement 367 sont opérationnelles actuellement. Un nombre indéterminé de demandes sont encore en attente de réponse officielle. Pour les partisans de l’expansion des coopératives,  le refus, même provisoire, de l’expansion des coopératives non agricoles et le manque de consolidation graduelle de celles déjà existantes[9] constitue un des résultats frustrants du Congrès du Parti d’avril 2016. Pour la rédaction de Open for Business : Building Cuba’s New Economy, ouvrage très complet et documenté, Richard Feinberg a interviewé au moins deux douzaines d’entrepreneurs cubains pour  découvrir le secret de leur succès et connaitre les contraintes qui les empêchent d’avancer. Les quatre arguments qui ressortent constamment sont : (i) un système bancaire national inadéquat qui limite l’investissement de capital, (ii) un manque d’accès aux produits (soit à travers des marchés de gros ou des importations directes, qui continuent d’être le monopole du gouvernement), (iii) la pénurie de locaux commerciaux à louer,  (iv) un climat d’affaires extrêmement démoralisant où la plupart des consommateurs n’ont pas de pouvoir d’achat, ainsi qu’un secteur « non étatique » pas très clairement défini par le gouvernement[10]. D’un côté, l’État demande aux entrepreneurs de s’impliquer davantage dans le secteur étatique, de lui être complémentaire, en offrant des emplois lucratifs ainsi que les biens et les services nécessaires à la population, mais de l’autre côté, il continue à restreindre l’accumulation de capital et la croissance des affaires en bannissant la concentration privée de richesse et de propriétés et en empêchant les professionnels d’exercer leur métier de façon autonome.

Toutefois, cette série de contraintes ne saurait expliquer les deux causes sous-jacentes qui rendent les entrepreneurs cubains impuissants face au pouvoir arbitraire de l’État dix ans après le lancement des réformes économiques de Raúl Castro. Depuis 2008, Cuba manque de droits transparents sur la propriété privée, et, bien que les entrepreneurs privés bénéficient d’une autorisation légale pour travailler, leurs entreprises n’ont pas de personnalité juridique.

 Ainsi, même si les cuentapropistas travaillent légalement en tant que travailleurs indépendants, « la loi cubaine ne reconnaît pas l’entreprise privée comme entité légale en tant que telle ». Et sans « statut légal en tant qu’entreprise mercantile privée, elles n’ont pas le droit d’ouvrir de compte bancaire ou de signer de contrats »[11].

Les compte-rendus publiés peu après le 7e Congrès du Parti qui a eu lieu en avril 2016 rapportaient que « les micro-entreprises et PME privées seraient reconnues en tant qu’entités légales » (personas jurídicas)[12]. Néanmoins, il a fallu attendre presqu’un an (le 1er juin 2017[13]) avant que cette décision soit approuvée. La date et la façon dont ces changements seront appliqués restent une inconnue. Au 1er février 2018, rien n’avait encore été mis en œuvre. Comme si cette « Cuba entrepreneuriale » n’était pas suffisamment complexe, au cours de la seconde moitié de l’année 2017, des signes de mauvaise augure, des déclarations publiques et des décrets légaux ont paralysé encore un peu plus le développement du secteur privé, ce que la classe entrepreneuriale –qui garde espoir tout en restant méfiante- a ressenti comme une douche froide.

A peine six semaines après l’approbation par l’Assemblée Nationale Cubaine de la décision du Parti Communiste d’avancer sur la question de l’octroi d’une personnalité légale pour les PME, le président Raúl Castro a fait la une des journaux en critiquant les « irrégularités » et les « actes criminels » relevés dans les entreprises privées et dans la première génération de coopératives non agricoles[14]. En effet, dans son discours à l’Assemblée nationale fin juillet 2017, Castro a exprimé sa désapprobation du supposé gros train de vie des patrons de certaines entreprises prospères. « Des actes criminels ont été commis », a-t-il déclaré. « Il nous a été rapporté des cas de personnes qui possèdent deux, trois, quatre et même cinq restaurants… De personnes qui ont voyagé à l’étranger plus de trente fois. D’où leur vient cet argent ? Comment ont-ils fait ? »[15].

Puis, le 1er août 2017, le Ministère cubain du travail a publié la Résolution nº 22, visant à prouver que les mots de Raúl Castro étaient beaucoup plus qu’une simple rhétorique.

L’adoption de la nouvelle loi qui congèle la délivrance de nouvelles licences et classe les métiers en 27 catégories a été justifiée par l’insuffisance de la réglementation existante (pourtant déjà très lourde). « Il fallait mettre de l’ordre et plus de contrôle » dans la nouvelle réglementation. Dès lors, aucune licence n’est plus délivrée pour l’exercice de la majorité des métiers privés les plus lucratifs et appréciés. Ainsi, les chambres d’hôtes, les restaurants paladares, les cafétérias, les agences immobilières, les ateliers de mécanique, les planificateurs d’événements, les cordonniers, les professeurs de langue et de musique et les programmateurs sont désormais bannis par le gouvernement cubain.

Cette résolution temporaire vise également cinq autres métiers, parmi lesquels les vendeurs de produits frais en gros ou au détail et les vendeurs de Cds et DVDS qui n’auront plus la possibilité de demander une licence[16].

En ce mois de février 2018, c’est-à-dire plus de six mois après la publication de cette loi, aucune des licences temporairement congelées n’ont été dégelées pour de nouvelles demandes. À cette « paralysie » légale de la croissance et de la consolidation du secteur privé cubain, s’ajoute l’intervention, au cours de l’été 2017, de la police qui a procédé à la fermeture de certaines entreprises prospères et populaires en s’emparant de leur inventaire au prétexte que les activités réalisées outrepassaient les possibilités offertes par les licences. Ces actes ont coïncidé avec la sortie d’une vidéo d’une réunion privée entre des membres officiels du Parti Communiste et Miguel Díaz-Canel dans laquelle le premier vice-président (et héritier du pouvoir de Castro) raillait la prétendue orientation contre-révolutionnaire du secteur privé, les médias numériques indépendants et la normalisation des relations avec les États-Unis, pays qui selon lui continue à conspirer contre la « conquête politique et économique » de la Révolution.

Bafouant les espoirs de ceux qui affirmaient que Díaz-Canel essayait uniquement de cajoler les extrémistes du Parti, la réunion de l’Assemblée nationale de décembre 2017 a ratifié la nécessité de régulations plus strictes du secteur privé. Désormais, les entrepreneurs privés ne pourront pas obtenir plus d’une licence, tandis que les coopératives ne pourront opérer que dans une seule province. Cette mesure démantèle les stratégies innovantes de quelques entrepreneurs qui avaient réussi à gérer simultanément et avec succès des paladares et des chambres d’hôtes –souvent sous le même toit- ou de ceux qui avaient rendue possible la gestion des coopératives dans plusieurs provinces. Les salaires pour les leaders des coopératives seraient également plafonnés, tandis que les contrats entre les entreprises touristiques de l’État telles que Havana Tours et les paladares privés (où les touristes sont souvent incités à se restaurer) seraient limités à une valeur totale de US$75 000 par an[17].

Ces signaux contradictoires ont été dévoilés lors de la participation de l’entrepreneur privé Ramón Bedias à une table ronde animée en 2016 par l’Association for the Study of the Cuban Economy (ASCE) au sujet du secteur privé à Cuba. Lorsqu’on lui a demandé de révéler le secret de son succès dans un climat d’affaires imprévisible et précaire, Bedias, talentueux pâtissier et responsable d’une pépinière, s’est confié  en employant deux métaphores saisissantes : la escalera (l’escalier) et la línea roja (la ligne rouge). Pour lui, la stratégie de la escalera doit permettre à ses affaires de se développer pas à pas, au même rythme que les réformes avancées par le gouvernement, sans que ce rythme ne soit pas dépassé. Si sa propre croissance ou son succès économique étaient plus rapides que les réformes économiques, il risquerait d’attirer sur lui une attention nuisible et en viendrait à dépasser, sans s’en rendre compte, une línea roja importante et arbitraire. Puis, pour s’assurer que tout le monde avait compris exactement ce qu’il voulait dire, il a ajouté : « l’oiseau qui vole  par-dessus les arbres est le premier à être abattu ». Cette observation astucieuse sur la vulnérabilité des entrepreneurs privés laisse voir le dilemme auquel est confronté l’entreprenariat cubain actuel : sans aucun droit opposable à la propriété privée et sans la reconnaissance légale des entreprises, les entrepreneurs privés sont –comme l’indique le nom cuentapropistas, laissés à leur propre compte.

Entre le gel de Castro et le revirement de Trump : les défis pour l’avenir de l’entrepreunariat  de la nouvelle Cuba

Après l’annonce de l’administration Trump en juin 2017 à « Little Havana » de l’annulation et du retrait de ce que Trump en personne a appelé « le mauvais deal » d’Obama avec Cuba, on peut imaginer que ces politiques agressives et isolationnistes envers le gouvernement cubain heurteront les entrepreneurs novices de l’île. A la place d’un homme d’affaires négociateur qui mènerait une politique extérieure cubaine motivée par la création d’emplois pour les Américains et par la prospérité économique que certains avaient espérée, nous nous retrouvons face à un démagogue distrait et mal informé qui, en cajolant l’extrême droite cubano-américaine, encourage des politiques isolationnistes et vindicatives, construites sur l’ignorance et l’indifférence face à l’économie cubaine et sur l’incompréhension du rôle complexe exercé par le secteur privé émergent. L’histoire antagonique des relations entre Cuba et les États-Unis a démontré que toute pression provenant de Washington pour obtenir de la part du gouvernement cubain des « concessions » basées sur des « demandes » américaines en vue de réformer la politique interne en matière de droits humains et de démocratie ou en faveur de l’accélération d’ouverture aux entreprises privées ou à internet a un effet contre-productif.

Sous une pression ou une menace externe –notamment venant de la part des États-Unis que le gouvernement cubain perçoit comme son Némésis historique- La Havane a toujours réagi en se serrant les coudes et en restreignant les droits économiques et les libertés civiles. Il s’agit d’une réaction défensive pour la protection  de la souveraineté nationale et pour la préservation de la Révolution. Comme le dit un ancien proverbe espagnol : « En una plaza sitiada la disidencia es traición » (Dans une maison assiégée la dissidence est une trahison).

C’était précisément à cette logique que l’administration Obama avait voulu mettre un terme en 2014 en rejetant radicalement la politique traditionnelle étasunienne, une politique d’isolation et d’appauvrissement qui prétendait changer le régime cubain pour encourager une politique d’« engagement et  d’autonomisation » censée déboucher sur l’indépendance économique et le développement de la société civile de l’île. L’idée de ce changement de cap de l’administration Obama était de cesser la bataille directe contre le gouvernement cubain pour laisser la société civile indépendante reprendre son souffle car, comme le dit le proverbe africain, « quand les éléphants s’affrontent,  c’est l’herbe qui souffre »[18].

Et c’est ce qu’Obama proposait dans son discours à La Havane : « Les États-Unis n’ont ni la capacité ni l’intention d’imposer le changement à Cuba »[19], et pourtant la réaction défensive et sans doute paranoïaque du gouvernement cubain juste après mars 2016 montre que la politique interne cubaine ne peut pas être prédite à partir de l’analyse de l’attitude américaine, qu’elle soit agressive ou engageante.  Nous observons en effet qu’un des principaux obstacles qui a impacté négativement le secteur entrepreneurial cubain depuis 2015 est le refroidissement de l’ouverture initialement approuvée par le gouvernement vers  l’expansion, l’autonomie et la prospérité des entreprises privées. Ce refroidissement est devenu particulièrement évident pendant la deuxième moitié de l’année 2017 mais il était sans doute déjà présent juste après la visite historique du président Barack Obama, dont la stratégie charmante de softpower semble avoir déconcerté la vieille garde cubaine.

Le charisme juvénile d’Obama, son caractère accessible, ses origines raciales mixtes et son ascendance multiculturelle lui ont permis de gagner les cœurs de la plupart des Cubains. Et ce sont ces mêmes qualités combinées avec sa défense sans faille de ce qu’il a appelé « droits humains universels » ainsi que « l’égalité sous la loi […], la liberté de s’exprimer sans peur […], de s’organiser et de critiquer son gouvernement et de protester pacifiquement » qui ont sans doute  profondément effrayé les dirigeants cubains. Néanmoins, revenons à notre contexte actuel : avec un nouveau président à la Maison Blanche qui va sûrement attaquer et provoquer directement le gouvernement cubain, et qui aura à nouveau l’intention explicite d’imposer un changement à Cuba depuis Washington, les dirigeants cubains pourront être reconnaissants d’avoir une fois de plus un  Goliath convaincant du Nord contre qui mobiliser l’ire révolutionnaire d’un peuple affaibli  pour jouer  le rôle d’un David caribéen persécuté. Ironiquement, la stratégie incongrue de Trump qui veut « appauvrir le peuple cubain pour le rendre plus libre » (formulation intelligente de l’économiste cubain Ricardo Torres), s’ajuste très bien avec la résistance politique et idéologique du gouvernement cubain à l’ouverture économique. Cette stratégie trumpienne peut ainsi aider à justifier les mesures du gouvernement cubain pour l’application de ces « paralysies » imposées au secteur privé justifiant la défense nécessaire face à l’agression étrangère[20]. Sous Raúl Castro, le gouvernement cubain n’a cessé de déclarer que le secteur « non étatique » augmentera graduellement, mais qu’il restera secondaire par rapport à l’économie socialiste centralisée et propriété d’État qui restera dominante. Si dans la Chine de Deng Xiaoping la revitalisation économique fut lancée au cri du slogan « c’est glorieux d’être riche », ce n’est pas tout à fait le cas pour le Parti Communiste cubain qui continue de restreindre explicitement toute concentration de richesse ou de propriétés. Ceci démontre que la politique agressive de Trump, qui conditionne les engagements politiques des États-Unis au « bon comportement » de La Havane, va sûrement être contre-productive et même néfaste pour les cuentapropistas mais que les propositions d’Obama n’auraient pas forcément aidé à élargir les libertés économiques de l’île,  du moins pas sur le court terme.

Effectivement, la politique américaine, bien qu’impliquée dans l’embargo contre-productif,  n’est pas le seul frein au progrès de l’entreprenariat dans l’île, car il faut compter aussi les innombrables restrictions que La Havane inflige au secteur privé (sans parler de la répression continue des droits politiques fondamentaux et des libertés civiles). Ironiquement, on peut supposer que ni la mort de l’ancien président Fidel Castro, ni la passation de pouvoir de Raúl Castro à Miguel Díaz-Canel, le jeune candidat trié sur le volet (deux événements historiques pour le pays) ne suffiront pour accélérer la mise en œuvre des réformes que avantageraient les entrepreneurs cubains. En effet, un changement de leader ne signifie pas forcément un changement de politiques, spécialement quand l’administration Castro a ouvertement déclaré qu’il était en train de « mettre à jour le socialisme » en reprenant les mots orwelliens et dénués de sens de Fidel Castro : « la Révolution change tout ce qui doit être changé ». Mais tant que ce changement n’inclura pas des droits clairs et opposables sur la propriété privée et une reconnaissance de la personnalité juridique des entreprises pour les cuentapropistas, les entrepreneurs cubains resteront largement impuissants contre un pouvoir étatique arbitraire. 

*Ted Henken est professeur titulaire en sociologie au Baruch College de la City University of New York et actuellement professeur invité à l'IHEAL



[1] Labacena Romero, Yuniel. 2017. “En más de 55 500 creció el número de trabajadores por cuenta propia,” Juventud Rebelde, October 25.

[2] Henken, Ted A. 2017. “Entrepreneurial Activity in Cuba’s Private Sector,” Engage Cuba Coalition and Cuba Emprende Foundation, February.

[3] Henken, Ted A. 2017. “Entrepreneurial Activity in Cuba’s Private Sector,” Engage Cuba Coalition and Cuba Emprende Foundation, February.

[4] Cooke, Julia. 2014. “In Cuba, Unequal Reform,” The New York Times, April 1.

[5] Ritter, Archibald R.M. and Ted A. Henken. 2015. Entrepreneurial Cuba: The Changing Policy Landscape. Boulder: FirstForum Press.

[6] USCTEC. 2018. “U.S. Visitor Arrivals to Cuba in 2017 Increase,” U.S.-Cuba Trade and Economic Council blog,  January 7.

Xinhua News Agency. 2018. “U.S. arrivals in Cuba triple in 2017,” January 7.

[7] González, Ivet. 2016. “Sector privado se pregunta cuál es su espacio en Cuba.” Inter Press Service, November 25.

[8] Dámaso, Fernando. 2017. “El Estado pelea contra los boteros,” Diario de Cuba, February 27 et DDC. 2017. “El Gobierno establece ‘precios máximos’ a las rutas que cubren los boteros en La Habana,” Diario de Cuba, February 9.

[9] Grogg, Patricia. 2016. “Nuevo cooperativismo cubano crece, pero con el freno puesto,” Inter Press Service, May 13.

[10] Feinberg, Richard. 2016. Open for Business: Building the New Cuban Economy (Washington, DC: Brookings Institution Press.

[11] Betancourt, Rafael. 2014. “Social and Solidary Economy and the Transformation of the Cuban Economic Model,” Catalejo, Revista Temas Blog, February.

[12] PCC. 2016. Conceptualización del Modelo Económico y Social Cubano de Desarrollo Socialista. Partido Comunista de Cuba, 32 pp.

[13] Gómez Armas, Sara. 2017. “El parlamento cubano aprueba el encaje de la empresa privada en el socialismo,” El Nuevo Herald, June 1.

[14] Hernández, Marcelo. 2017. “Raúl Castro critica las irregularidades en el sector privado y cooperativo,” 14ymedio, July 14. 

Gámez Torres, Nora. 2017a. “El Partido Comunista de Cuba determina: ‘No puede haber ricos’,” El Nuevo Herald, July 14.

[15] Rodríguez, Andrea. 2018. “Emprendedores cubanos en punto muerto esperan nuevas reglas,” El Nuevo Herald, February 2.;

Ferreira, Nery. 2018. “Is Cuba’s Private Sector Heading in Reverse?” Havana Times, February 2.

[16] Gaceta Oficial de la República de Cuba. 2017. Resolución No. 22/2017. No. 31 Extraordinaria, Ministry of Labor and Social Security, August 1.
Puig Meneses, Yaima. 2017. “Trabajo por cuenta propia: Por la ruta de la actualización,” Granma, August 1.
Gámez Torres, Nora. 2017b. “Cuba frena el sector privado. ¿Quiénes seran los afectados? El Nuevo Herald, August 1.

[17] Frank, Marc. 2017. “Cuba Tightens Regulations on Nascent Private Sector,” Reuters, December 21.
Recio, Milena. 2018. “Ministerio del Trabajo acepta diálogo con cuentapropistas,” OnCuba, January 4.

[18] Hoffmann, Bert. 2015. “A Südpolitik made in Washington?” in Implications of Normalization: Scholarly Perspectives on U.S.-Cuban Relations, American University and the Social Science Research Council, April.

[19] Obama, President Barack. 2016. “Remarks to the People of Cuba,” Gran Teatro de la Habana, March 22.

[20] Torres, Ricardo. 2017. “Impoverish the Cuban people, so that they may be freer,” Progreso Weekly, November 22.



[i] Texte traduit de l’anglais par Elsa Barreda et révisé par Clara de la Fuente et Stéphanie Robert