Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

L'urgence de politiser

Chloé Nicolas-Artero

L'urgence de politiser

 

Le samedi 8 décembre 2018 s’est tenue à Paris la marche pour le climat, « une mobilisation citoyenne pour l’urgence climatique et l’urgence sociale ». Dans le contexte politique parisien mouvementé, on a pu apercevoir des gilets jaunes dans le cortège. Ces deux manifestations soulèvent de nombreuses questions au sein de la société française, quant à l’orientation des politiques environnementales et à leurs répercussions sur les populations. On a pu entendre çà et là, que la critique de la taxe carbone par les gilets jaunes mettait en lumière l’inconscience environnementale d’une partie des françaises et français. Commentaire souvent teinté, par ailleurs, d’un certain mépris de classe.  Or, il semble bien plutôt que s’il se dégage une exigence forte de ce mouvement hétérogène, c’est celle de ne pas oublier, lorsque l’on entend éviter la fin du monde, que beaucoup doivent déjà lutter pour assurer la fin du mois.

Autrement dit, si urgence il y a, elle me semble être celle de la politisation des mesures environnementales, souvent peu questionnées en termes de reproduction de l’économie politique capitaliste et des rapports de classe. La nécessité de penser l’imbrication entre la société et la nature pour questionner les enjeux environnementaux a été fréquemment soulevée par les chercheurs·ses en sciences sociales. Vouloir protéger la nature sans penser sa construction sociale, la concevoir comme un Eldorado coupé de l’humanité, est tout aussi problématique que de la percevoir comme une ressource de matière première au service de la production économique. Cette séparation fictive du naturel et du social contribue à considérer les enjeux environnementaux comme surplombants la société. Elle dépolitise les choix stratégiques et les dispositifs environnementaux, produit des aveuglements et restreint les débats à des cercles d’« experts ».

Les recherches en sciences sociales sur l’eau en contexte latinoaméricain ont interrogé les liens entre l’eau et la société à partir de concepts comme le cycle hydro-social ou les territoires socio-hydriques. Au-delà de ces catégories d’analyse émanant de la ecología política, les recherches produites sur et en Amérique Latine apportent, à bien des égards, des éléments de réflexion pour contribuer à une politisation des mesures environnementales. Dans ce sens, le colloque international « L’eau dans les Amériques, regards croisés en sciences sociales » qui se tiendra à l’IHEAL du 9 au 11 Janvier 2019 constituera un lieu important de discussion autour des enjeux sur l’eau, et par extension des enjeux environnementaux, en Amérique Latine et ailleurs.

Les politiques et dispositifs environnementaux ne sont pas neutres. Ils reproduisent des inégalités de classes et de races. La création de parcs naturels pour protéger la biodiversité des paramos sur la cordillère des Andes l’illustre parfaitement. Les paramos sont des formations végétales de haute montagne qui régulent et retiennent l’eau. En Équateur, les communautés indigènes vivant en altitude y développent parfois une agriculture vivrière et l’élevage bovin, qui dégradent ces écosystèmes. Dans un souci de s’engager pour la lutte contre le changement climatique et pour protéger les paramos, l’État a créé des parcs naturels protégés. Ce dispositif s’accompagne d’exigences normatives quant à l’utilisation des ressources et à l’occupation de cet espace, désormais uniquement voué aux pratiques touristiques. Un garde parc, salarié par l’État, contrôle l’entrée de celui-ci et veille au respect de ces règles. Les populations indigènes locales sont ainsi contraintes de modifier leurs pratiques sur leur territoire. Elles ne peuvent plus cultiver ni faire paître les animaux. L’État et ses fonctionnaires imposent des modes de gestion territoriaux pour respecter les accords internationaux sur le réchauffement climatique en méconnaissant les réalités socio-économiques des populations. Cela se traduit par une négation de l’économie politique locale et de l’histoire des transformations spatiales des espaces andins. En effet, l’introduction des élevages ovin et bovin date de la période coloniale, contribuant ainsi à la disparition progressive de l’élevage d’alpagas. Les haciendas ont alors accaparé les basses et moyennes terres, plus fertiles, et les hautes terres pour le pâturage, reléguant ainsi les communautés indigènes dans les terres d’altitude. Cette structure agraire n’a pas connu de changements majeurs jusqu’à nos jours, la croissance démographique et la parcellisation croissante des terres au sein des communautés les contraignent à défricher les paramos. En aval, l’agriculture capitaliste internationalisée s’intensifie et la pression sur l’eau ne cesse de croître. Ces dispositifs, dessinés par les bureaucrates et « experts », depuis la capitale, obligent les communautés indigènes à modifier leurs modes de vie, de manière violente, sans remettre en question la production agro-industrielle exportatrice de l’aval. Elle favorise un extractivisme agraire sans questionner son impact environnemental. L’application de ce dispositif met en lumière l’imbrication des dominations de classe et des discriminations racistes puisque la décision est prise par une bureaucratie blanche qui favorise les entrepreneurs agro-industriels au détriment d’une population indigène et rurale appauvrie.

L’application de ces dispositifs environnementaux est justifiée, en dernier ressort, par l’urgence climatique et la nécessité, par-là, de réaliser certains sacrifices. La fin justifierait les moyens, en somme. La proclamation d’« états d’urgence » qu’il soit climatique, ou économique et social, devient fréquente dans nos sociétés – comme en atteste la dernière allocution présidentielle d’Emmanuel Macron le 11 décembre dernier. Dans le domaine de l’eau, de nombreux « décrets d’état d’urgence hydrique » ont été appliqués, notamment dans les pays comprenant des espaces arides ou semi-arides, comme au Chili. La proclamation de ces décrets pour sécheresse ignore que les pénuries d’eau de ces pays sont une construction sociale, à échelle locale. La consolidation des secteurs extractifs en Amérique latine et la production de l’urbain que la réallocation des capitaux permet, augmente la demande en eau et les pollutions. Pour faire face aux dysfonctionnements du cadre institutionnel et juridique normal, les gouvernements jouent alors sur l’urgence climatique afin de proclamer ces états d’exception, souvent d’une durée illimitée, qui donnent aux autorités administratives, et en dernier instance à ses fonctionnaires, les pleins pouvoir pour dicter les règles de gestion de l’eau. Dans les contextes d’exceptions chiliens, la Dirección General de Aguas octroie des droits d’eau à des entreprises agro-industrielles, minières et aux opérateurs privés de distribution d’eau potable dans des bassins versants dit surexploités sur lesquels, en temps normal, aucune concession ne peut être octroyées. Elle favorise ainsi l’essor des secteurs extractifs et produit une inégalité de traitement face au droit.

Au même moment, dans le continent comme ailleurs, des campagnes de lutte contre le gaspillage de l’eau en appellent à la responsabilisation individuelle des petits usagers pour protéger les ressources. Ne pas laisser couler l’eau lorsqu’on se brosse les dents, prendre des douches rapides, réduire les usages récréatifs de l’eau, alors que partout fleurissent des gated communities organisées autour de golfs et de lagunes artificielles, en périphérie des métropoles. Une disciplinarisation des pratiques des habitant·es qui, une fois encore, semble passer à côté du problème de fond : l’usage excessif de l’eau et sa contamination par les industries extractives et la surconsommation d’eau par certaines classes sociales. L’urgence et la mise en spectacle médiatique des effets du changement climatique, semble empêcher une réflexion profonde sur l’orientation politique et économique des dispositifs environnementaux. La guerre de l’eau n’a pas lieu, en revanche, des dépossessions, discriminations et injustices quotidiennes se reproduisent du fait de la dépolitisation des politiques environnementales, ici comme ailleurs.

Si urgence il y a, elle me semble être celle de prendre le temps de réfléchir collectivement et d’adopter un regard critique face aux orientations économicistes des politiques environnementales. Le colloque international « L’eau dans les Amériques, regards croisés en sciences sociales » offrira, en ce sens, un espace de réflexion et de discussion approfondie sur les enjeux actuels de l’eau dans les Amériques. Les communs, le droit de l’eau et le droit à l’eau, les conflits locaux pour la ressource, son accès dans les villes, l’émergence de politiques alternatives, les rapports des sciences sociales aux approches opérationnelles, voici les différents thèmes que nous aborderons au cours de ces trois journées. Nous compterons parmi nous le chercheur Paul Robbins, qui introduira ce colloque international par une conférence inaugurale intitulée « The Political Ecology of Water: Justice, Power, and Flows », le mercredi 9 janvier en Salle Bourjac, à la Sorbonne.


©  IHEAL-CREDA 2018 - Publié le 21 décembre 2018 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n° 25, janvier 2019.