Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Un 11 juillet historique : le régime politique autoritaire cubain est délégitimé dans la rue

Marie Laure Geoffray

 

Un 11 juillet historique : le régime politique autoritaire cubain est délégitimé dans la rue

 

Marie Laure Geoffray

Maîtresse de conférences en science politique, IHEAL/CREDA

 

Le 11 juillet 2021, des milliers de Cubains sont sortis dans la rue, pour protester contre les pénuries alimentaires et le manque de vaccins, ainsi que pour exiger plus de liberté. Ils ont défilé de façon inorganisée, mais généralement pacifique, dans différentes régions urbaines et rurales du pays. Parties de la petite ville de San Antonio de los Baños, située au Sud-Ouest de la capitale, les manifestations ont rapidement essaimé un peu partout, par l’intermédiaire du bouche-à-oreille et des réseaux sociaux. Partout, la fatigue et la colère étaient manifestes, dans un contexte de crise économique et de durcissement autoritaire.

 

Ces mobilisations sont inédites à plusieurs titres. Tout d’abord, il s’agit des toutes premières mobilisations de masse depuis la révolution cubaine. En effet, l’efficacité du contrôle social a longtemps été tel à Cuba que le coût d’une mobilisation apparaissait démesuré par rapport à ses bénéfices escomptés. Les rares tentatives faites par des collectifs contestataires pour défiler dans la rue, y compris avec des mots d’ordre relativement consensuels (contre la violence, pour la paix ou pour un socialisme démocratique) ont systématiquement été contrées par les services de sécurité, par la menace ou par la répression. La seule mobilisation importante des cinquante dernières années est celle du maleconazo, quand des milliers de Havanais ont convergé sur l’avenue du bord de mer (le Malecon) à La Havane, en 1994, au plus fort de la crise économique engendrée par l’effondrement de l’Union Soviétique. Celle-ci avait néanmoins été circonscrite à la capitale.

 

Ensuite, ces mobilisations sont inédites, parce que les manifestants sont issus des quartiers populaires (San Antonio de los Baños, Centro Habana, Palma Soriano). Or, les Cubains modestes ont traditionnellement été ceux qui ont le plus longtemps soutenu ce qu’on a appelé le processus révolutionnaire. En témoigne la sociologie des exilés et des opposants jusqu’aux années 1980. Cette forte présence des Cubains de catégories sociales modestes dans les manifestations s’est d’ailleurs traduite par des mots d’ordre axés sur les pénuries alimentaires, les coupures de courant, le manque de vaccins et plus généralement l’état de l’économie[1].

 

Enfin, ces mobilisations sont inédites parce qu’elles ont été marquées par la scansion du mot d’ordre « liberté ! liberté ! » répété à l’infini dans la rue, dans la bouche de centaines, et peut-être même de milliers de Cubains, dans différentes localités de l’île. Alors que la peur avait jusqu’alors conduit les groupes contestataires à exprimer leurs revendications dans un langage acceptable pour le pouvoir cubain, l’usage de ce terme démontre une forme de politisation nouvelle des revendications.

 

Si ces mobilisations sont inédites, elles n’émergent cependant pas de nulle part. Depuis les années 2000, des dizaines de micro-mobilisations et de grèves ont eu lieu. Etudiants[2], postiers[3], vendeurs ambulants[4], artistes[5], conducteurs de taxis collectifs[6], habitants de quartiers populaires contre les dégradations urbaines[7] ou les violences policières[8], les catégories sociales mobilisées étaient diverses, au moins autant que les espaces d’expression (urbains et ruraux, dans la capitale et en province) Celles-ci étaient néanmoins rapidement contrôlées, circonscrites et étouffées. Surtout, les Cubains de l’île étaient alors ignorants de l’existence de ces protestations dispersées : sans presse indépendante et sans accès à internet, seul le bouche-à-oreille permettaient aux plus informés, dans les milieux cultivés et politisés de La Havane, de faire circuler quelques éléments d’information.

 

Depuis 2018, ce n’est plus le cas. Grâce à la libéralisation croissante de l’accès à l’internet[9], l’existence de protestations, certes dispersées et disparates, est devenue visible et saillante sur les réseaux sociaux. La lutte des artistes contestataires du Mouvement San Isidro (MSI), intense et de long terme (2018-2021), contre le décret 349[10] et, plus généralement, pour une libéralisation culturelle, sociale et politique à Cuba, a par exemple été largement suivie dans l’île. En témoigne notamment les millions de vues sur Youtube du clip « Patria y Vida » (Patrie et Vie, un pied de nez au slogan révolutionnaire « Patria o Muerte »), une chanson de rappeurs et reguetoneros afrocubains proches du MSI. En témoigne encore plus sa reprise dans les manifestations du 11 juillet. Chantée, scandée, transformée en slogans sur des pancartes, des banderoles et des poitrines nues, « Patria y Vida » est devenue la bande-son de ces manifestations. Et, de ce qu’on sait pour l’instant du déclenchement des mobilisations, il semble bien que ce soit la mise en ligne instantanée de vidéos de manifestations sur Facebook live qui ait favorisé le basculement de milliers de personnes dans les mobilisations[11].

 

Dans tous les cas, l’une des premières mesures prises par le gouvernement cubain a été de couper l’internet[12], comme cela avait également été le cas en Tunisie, en 2011. Et quand la connexion a été rétablie, l’accès aux réseaux sociaux restait difficile. Le 17 juillet, l’accès à la toile sur les téléphones portables restait très épisodique. Cette coupure a permis au gouvernement d’imposer un discours de discrédit des manifestants grâce à la télévision d’Etat, sans concurrence médiatique, malgré l’existence de formes de contournement de la censure[13].

 

Dix jours après le 11 juillet, la rue est de nouveau calme à Cuba. Les mobilisations n’ont pas engendré de fluidité politique. Si des exilés ont appelé les policiers à ne pas réprimer leurs concitoyens, aucun corps social et aucune institution centrale du régime autoritaire n’a basculé dans la contestation. Au contraire, les forces de police ont joué leur rôle habituel avec un déploiement massif dans les rues et l’arrestation brutale de centaines de manifestants (dont 140 ne sont toujours pas rentrés chez eux)[14]. On déplore aussi un mort. Surtout, le président cubain Miguel Diaz-Canel a appelé les « révolutionnaires » à « reprendre la rue », déclinant l’un des slogans les plus célèbres de la révolution : la calle es de Fidel, la calle es de los revolucionarios. Ce faisant, il a publiquement incité à la violence et justifié d’éventuels combats de rue entre les manifestants et de supposés « soutiens » de la révolution, en réalité souvent des (anciens) membres des forces répressives en civil. En ce moment même, des procès express ont lieu, sans respect des droits de la défense, contre les manifestants14[2].

 

De l’autre côté du détroit de Floride, l’accueil fait aux mobilisations a été tout aussi marqué par la radicalité politique. Les appels des organisations de l’exil cubain en faveur d’une intervention militaire étatsunienne se sont multipliés. D’autres ont émergé spontanément sur la toile, comme cette pétition d’un belgo-cubain en faveur d’une intervention militaire pour raisons humanitaires, sur change.org, déjà signée par plus de 420 000 personnes[15]. Ces appels ont été repris par l’actuel et l’ancien maires de Miami[16], quoiqu’ils aient d’emblée été rejetés par le président Biden. D’autres initiatives ont émergé : celles de pieds nickelés farfelus appelant à débarquer à Cuba en bateau avec des vivres, pour soutenir les mobilisations[17] et celles de propriétaires de bateaux privés partis naviguer à la frontière qui départage les eaux internationales et les eaux cubaines, au cas où…[18]

 

Toutes les parties restent donc bien dans leur rôle, tant le gouvernement cubain que les organisations influentes de l’exil. C’est aussi le cas du gouvernement étatsunien. Si Joe Biden a écarté la possibilité d’une intervention militaire, il n’a, pour l’instant, pas remis en cause la politique de sanctions accrues menée par le gouvernement Trump[19]. Or, celle-ci asphyxie l’économie cubaine, qui reste soumise à un embargo décrété unilatéralement il a près de six décennies. Un embargo illégal au regard du droit international et condamné chaque année par l’Assemblée générale des Nations Unies. C’est enfin le cas les gauches nord et latino-faméricaines et européennes. Sauf quelques exceptions – certes notables, comme Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez ou encore le Parti socialiste chilien[20] – ces dernières sont encore une fois inaudibles. Et quand certaines figures de ces gauches s’expriment, c’est invariablement pour dénoncer l’embargo (et rien d’autre) comme Lula da Silva (Brésil) ou Alberto Fernandez (Argentine) ou pour soutenir le gouvernement cubain contre les manifestants (Nicolas Maduro - Venezuela, Luis Arce - Bolivie). Quant aux gauches européennes, elles sont muettes face à la répression subie par ces manifestants, quand elles ne dénoncent pas leur téléguidage depuis Washington D.C[21], leur niant ainsi toute agency populaire, au mépris de leurs valeurs et de leurs principes.

 

Ces positions extrêmes préfigurent mal une possible transition négociée ou bien une commission « vérité, justice et réconciliation », pourtant souhaitée par de rares instances institutionnelles et quelques collectifs[22]. Néanmoins, deux éléments positifs sont à mentionner pour conclure. D’une part, ces mobilisations sont historiques en ce qu’elles ont enfin mis le mythe à nu. C’est la première fois en plus de six décennies post-révolutionnaires qu’une partie importante de la population cubaine se soulève pour exprimer son rejet d’un régime politique failli. De nombreux incidents avaient déjà démontré que silence ne vaut pas accord. Mais cette fois-ci, on ne pourra plus arguer que le « peuple cubain » soutient la révolution. D’autre part, il existe aujourd’hui une pluralité de voix d’opposition à Cuba comme à Miami. Si les courants libéraux et conservateurs (voir d’extrême-droite) restent les plus visibles et les plus actifs, d’autres courants, plus centristes et sociaux-démocrates, émergent et s’organisent de façon transnationale dans différents secteurs sociaux (partisan, médiatique, associatif, syndical, universitaire). La consolidation de ces courants pourrait favoriser la construction d’un espace de dialogue social et politique, qui permette de reléguer au second plan les perspectives militaristes qui ont cours des deux côtés du détroit de Floride au profit d’un processus de justice transitionnelle. Un processus qui sera nécessairement long pour être juste, au regard de la longue durée de l’expérience révolutionnaire, en voie de décomposition avancée. Mais, pour l’heure malgré sa délégitimation visible dans la rue, le régime politique cubain, fondé sur une alliance entre le Parti communiste et l’institution militaire, tient toujours.

 


[1] Oscar Lopez et Ernesto Londoño, « How hunger fueled the Cuban protests », New York Times, 17 juillet 2021

[2] « Protesta masiva en la Universidad de Oriente », Cuba Encuentro, 27 septembre 2007 ; Vidéo des mobilisations des étudiants de l’Institut Supérieur d’Art contre leurs conditions dégradées de logement et d’alimentation (cantine) en 2009, http://cubaentera.blogspot.com/2009/12/protesta-de-los-estudiantes-del-i...

[3] Rogelio Manuel Diaz Moreno, Quien dice que en Cuba no hay huelgas ?, post publié sur le site Lucha tu Yuca Taino, 8 novembre 2015

[8] Michel Suarez, Crece la contestacion popular frente a la policia, Diario de Cuba, 22 août 2012

[10] Ce décret rend l’embauche d’artistes indépendants (non membres des institutions culturelles officielles) quasiment impossible, tant par des particuliers que par des commerces culturelles (bars, salles de concert, discothèques, galeries…) dans l’objectif de contrôler les productions artistiques alternatives.

[12] Sarah Marsh et Elisabeth Culliford, « Faced with rare protests, Cuba curbs social media access, watchdog says, Reuters, 14 juillet 2021

[19] Le 19 juillet néanmoins, Joe Biden a annoncé qu’il souhaitait trouver un moyen pour les Cubains résidant aux Etats-Unis d’envoyer à nouveau des remises d’argent (remesas) à Cuba. Kevin Liptak et Paul Leblanc, « Biden orders review of remittances to Cuba », CNN, 19 juillet 2021

[20] Voir ce tweet de Alexandria Ocasio-Cortez du 16 juillet 2021 ; « Bernie Sanders se pronuncia acerca de las protestas en Cuba », La Republica, 12 juillet 2021, et la déclaration du PS chilien : « MS pidio al gobierno cubano escuchar demandas y abrir camino de dialogo », Noticias.cl, 13 juillet 2021. Voir aussi la lettre ouverte publiée par des grands noms de la gauche intellectuelle et demandant la libération de trois jeunes Cubains arrêtés le 11 juillet

[22] L’OEA a tenu le 1er décembre 2018 une réunion de travail sur la justice transitionnelle à Cuba. Voir aussi ce texte publié par le conseil éditorial du média alternatif en ligne Joven Cuba le 19 juillet 2021 « Abusos a manifestantes en Cuba : necesidad de una comision Verdad y Reconciliacion ». Et l’initiative Justicia Cuba du juriste mexicain René Bolio en lien avec l’Assemblée de la résistance cubaine (une organisation de l’exil cubain à Miami).


© IHEAL-CREDA 2021 - Publié le 23 juillet 2021 - L'Édito spécial de l'IHEAL-CREDA, juillet 2021.