Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

QUOI DE NEUF À L’IHEAL-CREDA : VIE INSTITUTIONNELLE ET SCIENTIFIQUE

 

 

'Le Venezuela et le capitalisme du XXIe siècle : des changements visibles'

 

 

Benedicte Bull

présidente du conseil de direction du NILAS

 

FR/ESP

 

La dénommée « Révolution bolivarienne » est considérée depuis 15 ans comme un exemple de socialisme du XXIème siècle. On continue de qualifier de « socialiste » le gouvernement de Nicolás Maduro, alors que le Venezuela traverse actuellement un processus de transition vers un capitalisme autoritaire, décentralisé et violent. Ce processus économique ne résoudra pas les grands problèmes du pays, c’est pourquoi il conviendrait de reformuler les termes du débat sur le Venezuela.

Depuis quelques années, les informations sur le Venezuela étaient caractérisées par des photos de supermarchés aux rayons vides et des gros titres sur la pénurie de papier hygiénique ou de nourriture. Ces images contrastaient avec les explications sur les réserves de pétrole connues pour être les plus importantes au monde ou avec les souvenirs nostalgiques de l’époque où le pays était le plus riche d’Amérique latine. On expliquait la situation de crise par la « politique socialiste » qui pratique le contrôle des prix et des devises, le contrôle de l’État sur les entreprises et l’augmentation des dépenses publiques. Cette situation a en effet généré un grand déséquilibre fiscal parce que les dépenses ont excédé les énormes revenus du pétrole et le déficit a été couvert par des emprunts. Lorsque les fonds propres se tarirent et que les crédits devinrent inaccessibles, l’État commença à imprimer des billets. Cette politique a provoqué l’effondrement de la production et l’hyperinflation, ce qui entraina une explosion de la pauvreté et une crise humanitaire qui poussa 4,5 millions de vénézuéliens à quitter le pays.

Aujourd’hui, les rayons des supermarchés ont un autre aspect. À l’est de Caracas, dans les quartiers les plus riches, ladite « économie Nutella » connait son apogée. Les magasins d’alimentation débordent de produits importés. La plupart proviennent des Etats-Unis, mais on en trouve du monde entier. Les étiquettes révèlent que la politique de contrôle des prix n’est qu’une mascarade : les forces du marché commencent à ajuster les sommes délirantes initialement affichées pour des barres de chocolat Hershey ou du vin chilien, à des montants plus proches de leurs prix réels. Des immeubles de bureaux flambant neufs sortent de terre encore plus vite que les hôpitaux en Chine pendant la crise du coronavirus. Pourtant, aucun locataire ou commerce ne semble y être installé. Des restaurants à prix exorbitants et de rutilantes Ferrari apparaissent à la même vitesse. Les supermarchés ordinaires ainsi que les marchés informels des quartiers les plus pauvres sont approvisionnés en produits importés de Colombie, du Brésil, du Mexique et de Turquie. Bien que tout puisse être acheté en dollars, certains produits sont encore affichés en monnaie locale. Afin de contourner l’interdiction de vendre en monnaie américaine, sur les étiquettes des boites de thon ou de viande, le signe dièse (#) remplace le signe du dollar ($).

La situation est sensiblement différente dans les zones rurales. Sur les marchés informels, les gens revendent quelques produits des caisses d’aide alimentaire gouvernementale CLAP (Comité Local de Abastecimiento y Producción, Comité local d’approvisionnement et production), par exemple, un peu d’huile d’olive de Syrie ou de pâtes de Turquie.

Dans les zones proches de la frontière colombienne, les étals des magasins sont remplis de produits de « contrebande » (c’est-à-dire, qui n’ont pas passé de contrôle légal). La pratique est tellement habituelle qu’elle semble à peine illégale. Le système médical doit composer avec les coupures d’électricité, d’eau et le manque de médicaments. Malgré l’effondrement du système de santé publique, il est désormais possible de trouver en pharmacie les médicaments les plus courants, alors que ce n’était pas le cas il y a deux ans. De nouveaux hôpitaux privés sont construits mais ne sont accessibles qu’aux élites et parallèlement, la mortalité infantile explose.

Les changements mis en œuvre par le gouvernement Maduro sont dus à la thérapie de choc que même les plus radicaux des économistes néolibéraux du FMI n'auraient pas osé entreprendre. Les réformes commencées en août 2018 ont consisté à convertir la monnaie nationale, le bolivar, en bolivar souverain, en éliminant 6 zéros et en coupant les dépenses publiques dans le but d’asseoir la confiance dans la nouvelle monnaie. Depuis 2017, on avait observé que les dépenses publiques étaient en chute libre, principalement en raison de l’abaissement du salaire minimum des 4 millions de fonctionnaires d’état à 6 dollars mensuels.

L’étape suivante de la restructuration s’est caractérisée par la levée du contrôle des devises et des prix. Le dollar que Maduro qualifiait d’« instrument de l’impérialisme yanqui » est désormais bien accepté et intervient dans environ 60% des achats et des ventes. La libéralisation du dollar s’explique par la pénurie de billets créée par l’hyperinflation. Il fut un temps où, pour faire des petites courses, les vénézuéliens devaient se munir de sacs de billets. À cela s’ajoutaient les incessantes coupures d’électricité qui rendaient le paiement par carte impossible. 

En 2018, une cryptomonnaie a été créée, le Petro, mais elle est davantage considérée comme une unité de compte que comme un moyen de paiement. Contrairement au bolivar souverain qui se dévalue, le Petro reste stable. Alors que la valeur des salaires payés en bolivars souverains ne cesse de diminuer, l’État parvient à maintenir la stabilité du Petro que les Vénézuéliens utilisent pour s’acquitter de certains paiements tels que l’achat d’un passeport. Mais les réformes économiques n’en sont pas restées là : en 2019 la privatisation d’entreprises publiques, d’hôtels et de supermarchés a débuté. À l’heure actuelle, la question de la privatisation de la compagnie pétrolière nationale Petróleos de Venezuela S.A. (PDVSA) est sur la table. Dans le même temps, les taxes qui permettaient d’assurer l’approvisionnement des biens de consommation ont été supprimées. Les produits importés sont accessibles pour environ la moitié de la population qui possède des dollars, l’autre moitié survit grâce à l’aide alimentaire que l’État distribue par le biais des caisses CLAP qui garantissent à ses bénéficiaires un minimum de glucides et de graisses, mais qui entrainent aussi une dépendance politique et une loyauté forcée. Grâce à diverses petites activités, le secteur du commerce informel parvient à capter des revenus.

L’effondrement économique, les sanctions, ainsi que les pressions de la nouvelle élite proche du gouvernement ont motivé les réformes. En août 2017, les États-Unis avaient imposé des mesures pour empêcher le gouvernement vénézuélien de récupérer des fonds par le biais d’emprunts auprès des marchés financiers réguliers, sanctions complétées en 2019 par l’interdiction de vendre de l’or et du pétrole. Depuis août 2019, toutes les banques ou entreprises qui commercent avec l’État vénézuélien peuvent faire l’objet de sanctions de la part des États-Unis.

Bien que les mesures américaines ne visent pas les entreprises ni les personnes sans lien avec le régime de Maduro, les acteurs du privé sont tout de même pénalisés car pour eux l’accès aux marchés et aux crédits est bloqué. En effet, les banques et entreprises étrangères craignent les sanctions réservées à celles qui entretiennent des relations avec des acteurs économiques vénézuéliens. Cette crainte est accrue par le fait que la majeure partie des compagnies locales ont, à un moment ou à un autre, été prestataires de l’État vénézuélien et pourraient de ce fait être pénalisées.

Les sanctions ont affecté le secteur privé traditionnel vénézuélien déjà affaibli par l’hyperinflation et les attaques de l’État pour raisons politiques. Mais elles ont également fortement lésé les entreprises fraichement créées par des groupes proches du gouvernement Maduro. Beaucoup de ces nouveaux chefs d’entreprise entretiennent des liens de proximité avec les militaires. Certains experts avancent même que c’est à cette nouvelle élite qu’est due la libéralisation de l’économie. Le changement de politique est une conséquence de la dépendance de plus en plus grande du gouvernement envers le secteur privé. Les sanctions, surtout celles qui touchent l’industrie pétrolière, principale source de revenus, ont considérablement fragilisé l’État qui aujourd’hui n’a plus de fonds pour financer le secteur privé local avec des dollars bon marché ou pour avantager des groupes particuliers avec des contrats de complaisance. En résumé, actuellement, le secteur privé est celui qui tient les rênes de la politique économique du Venezuela, mais il s’agit d’un secteur privé totalement différent de celui qui, il y a quelques années, avait soutenu la transition vers le régime de Chavez.

Parmi les effets observés suite à la libéralisation économique, les acteurs du secteur commercial ressentent une bouffée d'oxygène : l’argent qui était autrefois viré vers des comptes à l’étranger ou bien était investi en Espagne ou aux États-Unis sert désormais en grande partie à financer la construction d’immeubles et de magasins dans les meilleurs quartiers de Caracas.

Le produit intérieur brut ne représente plus qu’un tiers de ce qu’il était il y a dix ans et continue à diminuer. La combinaison entre une politique économique médiocre et endoctrinée, les sanctions et l’inflation ont eu raison de l’économie qui a sombré dans l’opacité et l’informalité. Ainsi, le PIB réel n’est pas reflété dans les comptes de la nation ni dans l’évaluation qu’en fait la Banque Centrale.

Les estimations les plus fiables avancent qu’actuellement un tiers des entrées d’argent au Venezuela proviennent de sources informelles telles que la contrebande d’or et de drogues. Le reste provient de la vente de pétrole et de l’envoi de fonds de la diaspora. Si pendant la même période la production de pétrole a chuté et ne représente plus qu’un tiers de ce qu’elle était, les envois de fonds de ceux qui ont quitté le pays se sont multipliés.

Cependant, l’actuelle libéralisation du commerce informel ne permet pas de créer une économie régulée. Les biens de consommation et leur distribution sont en bonne partie accaparés par des groupes armés. Des officiers de l’armée contrôlent les grandes entreprises d’État, ainsi que les récentes compagnies de commerce et de services. L’armée approvisionne les marchés informels avec de la marchandise de contrebande ou bien avec des produits d’importation légalement reçus par l’État au titre de l’aide alimentaire. Il existe également des groupes armés qui régentent le trafic de drogue et d’essence, et même la distribution de l’aide alimentaire CLAP. Les dénommés « colectivos », souvent armés par le gouvernement, ont la mainmise sur les marchés de quartiers populaires, spécialement dans les villes. Dans les zones frontalières avec la Colombie, l’armée vénézuélienne unie à l’ELN (Ejército de liberación nacional, Armée de libération nationale) et à des déserteurs des FARC (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia, Forces armées révolutionnaires de Colombie) dirigent le commerce légal et illégal. Au sud, l’extraction minière est entre les mains de guérillas et groupes criminels vénézuéliens, brésiliens et colombiens. À travers tout le pays, des individus armés se livrent à des extorsions, c’est le lot quotidien des entreprises. Le pouvoir, même financier, revient à ceux qui possèdent des armes. Les militaires reprennent fréquemment des petites entreprises après les avoir rackettées jusqu’à la faillite. Dans les années à venir, on pourrait assister à une concurrence accrue entre quelques factions des forces armées de l’État, des paramilitaires et d’autres groupes armés pour le contrôle d’une économie de plus en plus précaire, ce qui pourrait accroitre les affrontements et les violences.

Le débat sur le Venezuela ne peut plus voir le modèle de développement chaviste comme un échec inhérent au socialisme, pas plus qu’il ne devrait attribuer l’effondrement aux conséquences de la « guerre économique ». Le point de départ de toute discussion sur le Venezuela devrait être la corruption et la concentration d’argent et de pouvoir que la dépendance au pétrole et la domination militaire ont mis en place au siècle passé. Le débat devrait se centrer sur le type d’institutions et de politiques de développement qui auraient été les plus aptes à les combattre.

Les erreurs fatales du chavisme ont été de ne pas combattre la corruption, de ne pas avoir empêché la concentration d’argent et de pouvoir générés par la dépendance pétrolière et la domination militaire. Mais une libéralisation capitaliste incontrôlée comme celle qui est actuellement en cours ne permettra pas non plus d’améliorer la situation.

Les processus de libéralisation en Amérique latine et en Europe orientale ne peuvent réussir que si les différents pouvoirs de l’État sont équilibrés et si il existe un équilibre réel entre le pouvoir politique et économique et militaire. Aujourd’hui, la construction d’une « institutionnalité » au Venezuela ne pourra se faire qu’au travers du dialogue politique.

Suite à l’échec de la tentative de dialogue entreprise par la Norvège en août 2019, le gouvernement a renforcé sa capacité de contrôle politique avec le soutien de la Russie, de la Turquie, de la Syrie, ainsi qu’avec la Chine, dans une moindre mesure. De son côté, l’opposition soutenue par les États-Unis n’a pas été capable d’affronter le pouvoir politique de Maduro. Concernant l’économie, le poids des échecs politiques et des sanctions ont conduit le gouvernement à renoncer à ses prétentions de transformations socialistes.

Le Venezuela sera gravement affecté par la chute des prix du pétrole provoquée par le coronavirus et la guerre des prix entre la Russie et l’Arabie Saoudite. Cependant, dans les prochains mois, le gouvernement pourra tout de même travailler avec l’assemblée nationale jusqu’à présent contrôlée par l’opposition. Cela conduira peut-être à une stabilisation politique temporaire et pourrait anticiper ce que nous verrons dans d’autres endroits du monde sous tension : un capitalisme du XXIème siècle dans lequel l’état de droit et les institutions sont sacrifiées au profit des excédents commerciaux et du pouvoir.

 

Traduction Stéphanie Robert Le Fur (IHEAL)

 


© IHEAL-CREDA 2020 - Publié le 31 mars 2020 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°40, avril 2020.