Edito
« Si nos vies ne valent rien, produisez sans nous » : une lecture féministe du 8M en Argentine
« Si nos vies ne valent rien, produisez sans nous » : une lecture féministe du 8M en Argentine
Debora Gorban
Chercheuse CONICET/ICI-UNGS, professeure invitée à l'IHEAL en 2023.
Le 8 mars, une nouvelle mobilisation féministe internationale aura lieu. Depuis différents pays, des femmes, des lesbiennes, des travestis et des transgenres construisent des réseaux de soutien envers les corps violés, discriminés, marginalisés et les existences précaires. Mais elles tissent aussi des trames et des discours, occupent l'espace public et soutiennent une voix collective qui se maintient depuis le 19 octobre 2016, date de la première grève des femmes organisée en Argentine, en réponse au fémicide de Lucía Peréz, une jeune femme de Mar del Plata. Cette grève s’est déroulée à un moment de forte mobilisation féministe, après la marche du 3 juin 2015 sous le slogan #NiUnaMenos[1].
À partir du 8 mars 2017 suivant, cette mobilisation, organisée sous la forme d'une grève, s'est étendue en tant que grève internationale de femmes, de lesbiennes, de transgenres et de travestis, puis en tant que grève internationale féministe multinationale. En utilisant la forme de la grève, le féminisme a placé le travail au centre de la revendication, mais en faisant voler en éclats les frontières traditionnelles de ce qui est compris comme travail et de qui sont les travailleuses et les travailleurs.
La déferlante féministe n'est pas née de rien. Depuis #NiUnaMenos, elle a trouvé une nouvelle force qui s’est construite sur une trajectoire bien ancrée de militantisme et d'organisation. D'une part, du côté des féminismes du mouvement ENM et de celui de la Campaña, mais aussi dans le pouvoir des organisations sociales et territoriales qui ont été actives dans les quartiers populaires depuis 2001. Les femmes et les dissidences y ont joué un rôle de premier plan et ont trouvé leurs propres espaces de participation[2] en construisant le collectif à partir du territoire. Idem avec les mouvements de dissidence sexuelle. Le féminisme se nourrit de ces expériences en intégrant les revendications nées dans les espaces féministes qui ne semblaient pas se recouper avec ce qui se passait dans les quartiers. Depuis les quartiers, les féminismes populaires s'enracinent, se tissent dans ces mémoires et ces récits, avec leur propre voix qui reprend cet héritage dans une construction hétérogène, multi-classes et plurinationale.
Rendre visibles les fils qui se nouent dans une trame collective, mettre en avant le réseau tissé par des mains multiples, donner la parole à des horizons différents sont autant de manières de redonner de l'épaisseur à un mouvement qui acquiert une visibilité et une transcendance politiques significatives dans la conjoncture actuelle. Le féminisme remet en question le cœur même du modèle patriarcal, capitaliste et extractiviste. Bien que les signes d'épuisement de celui-ci soient constatés partout dans le monde, les réponses conservatrices et libérales qui s’en défendent sont d'une violence sans précédent. Une grande partie de cette violence est dirigée contre le mouvement féministe.
La capacité de contestation des féminismes, leur dynamisme, qui n'est pas exempt de débats et de remises en question, réside dans un élargissement de leur base qui, comme nous l'avons souligné, est hétérogène, multiclassiste et plurinationale. Et c'est cette pluralité qui en construit la substance.
En effet, si les féminismes d'après 2015 font irruption dans l'espace public et s’insurgent collectivement contre les violences masculines en mettent en avant une voix qui pour beaucoup semble " nouvelle ", c'est parce qu'ils récupèrent une généalogie de luttes, de répertoires et de paroles qui les précèdent. Cette voix est un cri qui rend audible une urgence, mais aussi qui déploie un collectif hétérogène qui parvient à représenter la diversité des expériences de vie, qui se situent dans des territoires, des désirs, des corps, des mémoires qui ne sont pas univoques. Et qui mettent en scène l'histoire incarnée dans les luttes qui les précèdent.
Une lecture de l'histoire
Avec cette accumulation de luttes, on peut même remonter à l'époque où le mouvement ouvrier s'est formé en Argentine, époque où la grève est devenue un répertoire de confrontation. L'histoire nous montre que les femmes ont participé à de nombreuses manifestations, grèves, mobilisations et divers conflits liés au travail au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Parmi ces événements, citons la Grève des Locataires de 1907, qui trouve son origine dans l'augmentation excessive des loyers des logements populaires, appelés conventillos, dans les quartiers ouvriers de Buenos Aires. Elle a été menée principalement par des femmes, ainsi que par des adolescentes et adolescents issus de familles ouvrières. Dans ce cas, comme dans d'autres, les femmes ont affronté les forces de police dans des barricades, la violence était également une caractéristique de leurs actions. Elles ont également participé aux premières grèves en tant que travailleuses, arrêtant la production dans les industries de la cigarette, du textile et des fruits et légumes (Lobato, 2007) et soutenant la lutte syndicale de leurs camarades, comme dans le cas des travailleurs de la construction (D'Antonio, 2000).
Pourtant, elles ont été invisibilisées. D'une part, la participation des femmes aux luttes syndicales a été englobée dans la généralité de l'identité du travailleur. D'autre part, cette participation a dû être conciliée avec l'accomplissement d'un rôle social, en tant que mères et épouses, effectuant le travail reproductif qui permettait aux hommes de participer à la politique. Il s'agissait toujours du travail non rémunéré, celui qu'on appelle amour...
Ainsi, ces luttes quotidiennes pour mettre du pain sur la table ont été racontées en termes masculins. La figure d'exclusion de l'ouvrier associée à une image virile, un corps physiquement fort, exposé à des tâches épuisantes que seul un homme pouvait supporter. Dans une société en voie d'industrialisation rapide, les stéréotypes dominants sur les rôles socialement attendus des femmes et des hommes ont non seulement organisé les représentations du travail et du bon travailleur, mais ont également légitimé un ordre capitaliste et patriarcal, qui a organisé la société en une famille composée d'un homme soutien de famille et d'une femme dont les devoirs et les responsabilités se limitaient aux tâches nécessaires pour garantir cette force de travail.
Ainsi, ce n'est pas un hasard si le syndicat a été compté et construit comme un lieu de sociabilité masculine, aboutissant presque dans sa définition pratique, à exclure les femmes. Comme le souligne Lobato : "Le militantisme politique syndical a été défini en fonction de certains idéaux masculins comme la force, la capacité de résistance et en vertu d'un devoir d'être qui considérait que les hommes devaient se tuer au travail pour que les femmes puissent être à la maison" (2007 : 193). En ce sens, la grille qui a rendu lisibles les actions syndicales a rendu invisibles les actions des femmes. Même dans les espaces politiques, comme les espaces anarchistes et socialistes, où les femmes participaient activement, il y avait peu de place pour leurs demandes, attentes ou intérêts spécifiques.
Cependant, le témoignage de l'expérience des femmes anarchistes est enregistré dans le journal « La Voz de la Mujer » (1896-1897). Il s'agit du premier journal dirigé, édité et écrit uniquement par des femmes. Seuls neuf numéros ont été publiés, mais c'est un journal qui a marqué le féminisme argentin. Il dénonçait les oppressions subies par les travailleuses dans la société, à travers le témoignage et la plume des travailleuses elles-mêmes. En tant qu'anarchistes, elles s'opposaient au patron, à la bourgeoisie, à l'Église, à l'État et au système capitaliste dans son ensemble ; ces idées, répandues au XIXème siècle, étaient davantage acceptées dans les secteurs salariés les moins qualifiés (Barrancos, 2018). Mais les femmes s'opposaient aussi aux hommes, y compris à leurs camarades anarchistes, qui, malgré leur soutien à l'émancipation féminine, devenaient souvent leurs oppresseurs au sein du foyer (Anouk, 2021). L'émancipation que ces femmes prônaient les plaçait à l'intersection de la classe et du genre. Elles ont revendiqué leur émancipation non seulement en tant que femmes, mais aussi spécifiquement en tant que femmes de la classe ouvrière. En ce sens, leurs revendications peuvent être lues depuis le présent dans une ligne de continuité avec la perspective intersectionnelle et décoloniale qui soutient que le réseau de dominations est multiple, capitaliste, patriarcal et raciste, où les oppressions de genre, de classe, de race sont inséparables et sont renforcées dans les expériences de vie des personnes (Curiel, 2007).
La lecture de ce journal anarchiste du XIXème siècle nous renvoie à une voix qui résonne aujourd'hui dans le mouvement féministe en Argentine et en Amérique latine, celle des féminismes populaires. C'est cette inscription de genre, de classe, d'origine migratoire et de racialité qui est racontée à partir de l'expérience située des femmes et des dissidences du sud, ancrée dans des histoires d'oppressions multiples mais aussi de trajectoires de participation et de construction collective. Une lecture en continuum qui permet de relier les voix de cette participation invisibilisée à celles du mouvement des femmes et des dissidences qui se fait voir et entendre depuis les territoires d'Amérique latine. La récupération de ces voix permet à d'autres, plus éloignées dans le temps, de les lire, de les discuter et de les rencontrer afin de promouvoir une réflexion collective, tissée à travers différents pays et contextes historiques, construisant une histoire hétérogène et collective propre, qui nous permet de repenser les outils théoriques et les stratégies politiques.
Anouk VINCI, "El anarcofeminismo argentino entre 1890 y 1930 : ideas claves y resonancia con las luchas feministas actuales", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2021. Consulté le 14/01/2023. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/civilisation/histoire-latino-americaine/argentine-et-uruguay/el-anarcofeminismo-argentino-entre-1890-y-1930-ideas-claves-y-resonancia-con-las-luchas-feministas-actuales
D’ANTONIO, D. (2000) Representaciones de género en la huelga de la construcción. Buenos Aires, 1935-1936 en Historia de las mujeres en la Argentina. Siglo XX. Tomo II (Comps. Gil Lozano, F; Pita, V; Ini, M) Editorial Taurus, Bs. As.
BARRANCOS, D. (2018) en La voz de la mujer : periódico comunista-anárquico: 1896-1897; prefacio de María del Carmen Feijoó; Maxine Molyneux; prólogo de Dora Barrancos. - 2a ed. – Bernal : Universidad Nacional de Quilmes.
LOBATO, Mirta Z. (2007): Historia de las trabajadoras en la Argentina (1869-1960). Edhasa, Buenos Aires.
CURIEL, Ochy, (2007) Los aportes de las afrodescendientes a la teoría y la práctica feminista. Desuniversalizando el sujeto “Mujeres”, en Perfiles del Feminismo Iberoamericano, vol. III Catálogos, Buenos Aires.
[1] Avant de poursuivre, une mise au point : le mouvement des femmes en Argentine ne commence pas avec #NiUnaMenos, ses antécédents remontent à beaucoup plus loin dans une histoire liée à celle des mouvements sociaux. Au fil du temps, il est soutenu par deux organisations d'importance centrale : les ENM, Encuentros Nacionales de Mujeres (Rencontres Nationales des Femmes) et la Campaña para el Aborto Legal, Seguro y Gratuito (Campagne pour l’Avortement Légal, Sûr et Gratuit). À son tour, depuis 2018, la diffusion de la discussion sur l'avortement légal dans les médias traditionnels, et dans des espaces auparavant fermés à tout débat qui portait avec lui le mot féminisme, a permis non seulement d'élargir l'horizon de diffusion possible pour le féminisme, mais aussi les canaux d'écoute et de questionnement.
[2] Comme on peut le lire dans les témoignages recueillis par Sonia Tessa sur
https://www.pagina12.com.ar/389669-estabamos-invisibilizadas-como-sujeta....
IHEAL-CREDA 2023 - Publié le 28 février 2023 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°73, mars 2023.