Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Arx tarpeia capitoli proxima

François-Michel Le Tourneau, Directeur de recherche CNRS - IHEAL CREDA

« La roche tarpéienne est proche du capitole » disait-on à Rome pour indiquer que le sommet de la puissance et de la gloire est bien souvent éphémère. En regardant les discours sur le Brésil, que ce soit sur le plan national et sur le plan international, on est plutôt enclin à confirmer le dicton antique.

De 2010 à 2012, le Brésil traverse une phase économique particulièrement porteuse. Le PIB s’envole, les exportations s’accroissent et le gouvernement du Parti des Travailleurs peut faire valoir qu’en trois mandats – deux du président Lula et un de la présidente Dilma Roussef, il a impulsé une modification des rapports sociaux. Grâce à une politique d’allocations sociales, il a pu faire sortir une partie de la population de la grande pauvreté, et d’une manière générale il a tiré vers le haut l’ensemble de la population (y compris, il faut le souligner, la tranche la plus favorisée).

Symbole particulièrement parlant, l’indice de Gini qui mesure l’inégalité de répartition des richesses a commencé à frémir, alors que la Brésil est historiquement l’un des pays les plus inégalitaires au monde. C’est sur ce bilan que Dilma Roussef a été réélue non pas triomphalement mais confortablement en 2012. A ce stade, peu de commentateurs doutent que le Brésil, qui pointe autour de la 6e ou 5e place dans la hiérarchie des économies mondiales, soit enfin devenu un pays solide et propice aux investissements. Il faut bien avouer que les Brésiliens eux-mêmes, à ce moment, ont un peu cédé aux sirènes de la réussite et ont pu avoir un discours condescendant pour les Européens englués dans la crise économique déclenchée aux Etats-Unis en 2008, allant jusqu’à leur proposer des prêts à la manière du FMI des années 1990 – petite vengeance sur l’humiliation ressentie dans les années 1990 face aux politiques d’ajustement structurel qui leur avaient été imposées.

Cinq ans plus tard, la situation est bien différente. Face à une dégradation brutale de la situation économique, le gouvernement ne sait plus comment réduire ses dépenses. On coupe dans les programmes sociaux qui ont fait la réputation du PT, mais malgré cela le spectre de l’endettement est de retour, car le budget fédéral est en déficit en dépit de tous les artifices utilisés pour le masquer. De leur côté, les investisseurs étrangers se posent la question de leur repli devant cette forte bourrasque. L’appréciation rapide du dollar complique la modernisation de l’économie. L’image du Brésil elle-même est de plus en plus écornée. Les stades pas tout à fait finis de 2014 ont été oubliés, mais il est probable que le niveau de pollution des eaux de la baie de la Guanabara lors des prochaines Olympiades le sera beaucoup moins… Plus généralement, les infrastructures du pays semblent à bout de souffle et on ne voit pas comment le problème sera résolu à court ou moyen terme. Surtout, la crise est morale. Les scandales de corruption se succèdent les uns aux autres au point qu’aujourd’hui la Présidente négocie plus ou moins ouvertement le fait de ne pas faire l’objet d’un processus d’impeachment avec un Président de la chambre des députés lui-même ébranlé par la révélation de volumineux comptes bancaires en Suisse.

Mais que s’est-il passé pour qu’en peu d’années on passe du blanc au noir, du tableau idyllique d’un pays qui avançait à marche forcée vers le développement économique et une plus grande justice sociale à l’image de chaos donnée aujourd’hui par la vie politique du Brésil ?

En premier lieu, il faut reconnaître que l’arbre a beaucoup caché la forêt (métaphore forcément adaptée pour un pays qui dispose des deux tiers de l’ensemble de l’Amazonie). Les faiblesses qui éclatent aujourd’hui étaient présentes depuis longtemps, et pour une bonne partie elles sont en fait des caractéristiques profondes du Brésil. On découvre que les partis politiques utilisent les marchés et les entreprises publics ? Ce n’est pas pour rien qu’un dicton brésilien dit que « le Brésil grandit la nuit, lorsque les hommes politiques dorment », c’est-à-dire quand ils ne sont pas occupés à le piller… La répartition des postes ministériels et des grands marchés publics en fonction de leur « rentabilité » est connue depuis très longtemps, et on sait que l’absence de financement public de la vie politique implique le recours à toute sorte d’expédients pour financer les campagnes (et souvent aussi le train de vie privé des responsables publics). De même, si l’on reprend l’exemple de la Baie de la Guanabara, son niveau de pollution et les milliards dépensés pour la nettoyer depuis vingt ans (la dépollution de la baie a fait partie des objectifs adoptés à la suite de la conférence de Rio en... 1992) étaient connus au moment de l’attribution des Jeux au Brésil. Qui pouvait croire que le problème pourrait être résolu en peu d’années, uniquement par la grâce de l’Olympisme ?

En second lieu, on peut sans doute parler d’une erreur d’orientation du Brésil sur le plan économique. Celui-ci s’est lancé d’un côté dans une politique de grands travaux qui rappelle celle des années 1970, en considérant qu’ils tireraient l’économie vers le haut et d’un autre côté dans une politique de redistribution fondée sur des allocations sociales. Ce faisant, il a consommé les excédents budgétaires apportés par les années de croissance. Mais la création de nouveaux droits pèse lourd dès que la conjoncture se retourne, et les investissements, faute notamment de contrôle sur leur qualité, ne permettent pas aujourd’hui de garantir l’activité économique. Par ailleurs, leur conception repose sur une vision du développement qui n’est plus adaptée au contexte actuel dans lequel le pays se heurte de plus en plus à ses limites écologiques. Un temps précieux pour s’adapter au changement climatique a été perdu. Aujourd’hui, la crise est là : la ville de São Paulo est depuis deux ans sous le coup d’une crise d’approvisionnement en eau, les sécheresses sont récurrentes dans de nombreuses régions agricoles et la dépendance de la matrice énergétique à l’hydroélectricité impose de faire tourner toujours plus des centrales thermiques polluantes quand le niveau des lacs baisse.

Toutefois, si les observateurs qui pointent les détails de la crise actuelle sont les mêmes que ceux qui détaillaient il y a cinq ans les raisons du succès, ils oublient souvent de prendre du recul pour apprécier la situation. La crise morale et politique actuelle, par exemple, n’est-elle pas le reflet du fait que des comportements qui étaient historiquement tolérés sont aujourd’hui mis en question, et donc finalement d’une plus grande exigence morale vis-à-vis du personnel politique résultant d’une amélioration du niveau de formation, des conditions de vie, etc. ? En somme, plutôt que de commenter les hauts et les bas, on peut regarder le Brésil comme un pays qui vit une transition importante, douloureuse sans doute mais salutaire. La progression rapide du niveau de vie et des conditions économiques ces dernières années a créé un décalage avec le fonctionnement du système politique, qui devient de plus en plus apparent à la faveur de la décélération actuelle. Les réponses qui seront apportées à la crise en cours se devront sans doute d’apporter un nouvel équilibre. Au risque, si cela ne devait pas être le cas, de créer une situation très instable… Comme le disaient là encore les Romains « ad augusta per angusta » : la voie vers le succès est semée d’épreuves…

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