Edito
D’une corruption à l’autre
D’une corruption à l’autre
           La question de la corruption politique est apparue au premier plan à partir des années 1980, en liaison avec la mise en œuvre des politiques d’ajustement structurel. L’objectif était de délégitimer les anciens États autoritaires bureaucratiques présentés comme étant dirigés par un personnel politique incompétent et corrompu, afin de mettre en place des États démocratiques libéraux, censés libérer les forces privées du marché et s’appuyant sur la coopération et la participation de la société civile. On a alors assisté à un abaissement du seuil de tolérance face aux faveurs politiques et aux pratiques clientélistes de pouvoir. Telle était la nouvelle idéologie qui a permis, autant en Amérique latine qu’en Europe centrale, que des dictatures ou des régimes autoritaires soient délégitimés et balayés. C’est ainsi que de nouveaux régimes démocratiques se sont installés et que d’anciens dirigeants se sont trouvés emprisonnés pour corruption (cas du Guatemala, du Salvador, du Surinam et du Panama). La corruption a-t-elle pour autant disparu ou une nouvelle corruption que l’on pourrait qualifier de « libérale » est-elle apparue ?
Définition de la corruption
La corruption peut être concue comme une forme d’appropriation privée de la chose publique (un agent public s’approprie un bien public en détournant la loi à son profit), ou comme un échange de faveurs contre services (dans le cas, par exemple du clientélisme électoral qui consiste à attribuer un service public contre un vote communautaire), mais ces définitions concernent principalement une corruption que l’on pourrait qualifier de "bureaucratique", les représentants de l’Etat étant les acteurs dominants. Si l’on veut élargir le spectre de la corruption, on optera plutôt pour la définition de Banfield qui la considère comme la trahison d’un mandant par son mandataire allié à un tiers (Cf. Banfield (E. C.), Corruption as a feature of governemental organization, Journal of Law and Economics, vol. 18, 3, 1975). Cette dernière acception implique : 1) l’existence d’une norme (légale, sociale ou morale) qui interdit la transgression, 2) une délégation de pouvoir d'un mandant (public ou privé) vers son mandataire, et 3) une transgression de la norme par le mandataire (corrompu, passif) et, donc, une trahison du mandant par son mandataire qui s'allie avec un tiers (corrupteur, actif). Il y aurait donc au minimum trois acteurs dans un acte de corruption. Lorsque le mandant et le mandataire acceptent de transgresser la loi en s’alliant avec un tiers, on dira que l’on se trouve face à une corruption structurelle.
A la différence du juge, le sociologue va chercher à repérer non qui sont les agents actif et passif, mais qui sont les acteurs dominant et dominé et en quoi les pratiques corruptives de ces derniers sont révélatrices d’un système politique qui se pérennise ou qui est en train de changer.
Du Brésil au Mexique : le cas Odebrecht
           Au Mexique, jusqu’à la fin des années 1990, les agents passifs, en l’occurrence les représentants politiques et institutionnels appartenant à la sphère publique, étaient l’acteur dominant. La corruption pouvait alors être assimilée à une extorsion consentie des agents privés (particuliers ou entrepreneurs) qui y trouvaient leur intérêt. Il s’agissait, en quelque sorte, du paiement d’un impôt informel débouchant sur l’enrichissement personnel des agents publics et qui, dans le même temps, produisait de la redistribution sociale à travers le clientélisme. La corruption était efficace et parfaitement rodée, jusqu’à structurer le système politique. La redistribution sociale à partir de la corruption institutionnelle assurait la légitimité du parti dominant de gouvernement (le PRI).
Les ajustements structurels décidés au début des années 1990, et notamment l’ouverture des frontières aux multinationales, ont changé la donne : la corruption s’est privatisée et multinationalisée et les acteurs privés du marché sont devenus l’acteur dominant comme le montre l’analyse du cas de l’entreprise multinationale brésilienne Odebrecht qui opère dans la construction, la pétrochimie, la défense et la technologie, le transport et la logistique et le carburant. Le schéma corruptif était le suivant : Petrobras (l’entreprise d'État brésilienne de recherche, d'extraction, de raffinage, de transport et de vente de pétrole), en tant que mandant, sous-traitait des travaux à Odebrecht (le mandataire) qui surfacturait ces travaux et versait des commissions aux directeurs de Petrobras et aux dirigeants des principaux partis politiques brésiliens (le tiers) pour financer leurs partis et faire de l’enrichissement personnel. La corruption était donc structurelle. En échange, les dirigeants politiques gouvernementaux brésiliens soutenaient Odebrecht dans sa conquête de marchés extérieurs. Il s’agissait d’une corruption "libérale" par laquelle le mandataire privé (Odebrecht) était l’acteur dominant capable d’acheter les faveurs des responsables publics (directeurs de Pétrobras et dirigeants de partis). A l’étranger, la multinationale Odebrecht a opéré de la même manière, en achetant le personnel politique local. Il en fut ainsi en Argentine, en République dominicaine, au Panama, en Colombie, à Cuba, au Venezuela, au Pérou, en Angola, au Mozambique et au Mexique. Dans ce dernier pays, le responsable des relations internationales au cours de la campagne électorale de l’actuel président aurait reçu une très importante somme d’argent d’Odebrecht ; une fois élu, le président a nommé ce responsable au poste de directeur de Pemex (l’équivalent de Petrobras au Brésil) ; ce dernier a ensuite attribué d’importants contrats à Odebrecht. Cette capacité d’anticipation, d’infiltration et de financement occulte des responsables politiques constituait la base de la puissance économique de la multinationale Odebrecht.
Aujourd’hui, ainsi que le montrent les cas du Brésil et de l’Argentine, les démocraties sont déconsidérées car les responsables politiques ont versé dans la corruption libérale et se sont enrichis alors que les niveaux de pauvreté et d’inégalités s’accroissaient – car l’enrichissement personnel des nouvelles élites libérales est privilégié par rapport à la redistribution sociale clientéliste ou par juste répartition –, le risque étant que les peuples portent à nouveau au pouvoir des dirigeants autoritaires auréolés de vertu. Enfin, à laisser l’acteur privé dominer les relations corruptives, l’autre risque est celui d’une dérive mafieuse des systèmes politiques par le fait que certains groupes criminels, qui sont également un acteur-entrepreneur privé, soient en mesure d’infiltrer le monde politique de par leur puissance d’armement et leur capacité financière. Tel est actuellement le cas dans certaines régions du Mexique.
Jean Rivelois est politologue, chercheur (IRD, UMR CESSMA) et enseignant à l’IHEAL
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© IHEAL-CREDA 2017 - Publié le 27 octobre 2017 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA, n° 11, novembre 2017.