Edito
EL ESTALLIDO COLOMBIANO
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'EL ESTALLIDO COLOMBIANO'
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Par Mathilde Allain
Maîtresse de conférences en science politique à l'Iheal-Creda
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Des rues pleines de manifestants, une statue du conquistador Sebastián de Belalcazar qui est déboulonnée à Cali, une mère qui pleure l’assassinat de son fils abattu par un policier, des féministes qui reprennent les paroles du collectif chilien Las Tesis, des cacerolazos depuis les fenêtres, des veillées pour commémorer les jeunes tués, des Indiens qui arrivent en soutien depuis les campagnes sur des chivas (des minibus typiques de Colombie), des danses mises en musique par les hinchas tous clubs de foot confondus, des murales collectifs et colorés,… Voilà à quoi ressemble ce qui peut être qualifié de « soulèvement colombien », un nouvel estallido social sur le continent. Les Colombiens et les Colombiennes espéraient qu’une fois le conflit armé clos, et malgré une application très partielle des accords de paix de 2016, un conflit social – au sens positif de Chantal Mouffe – pourrait commencer. Ils et elles se heurtent depuis plusieurs semaines à un mur.
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Colombie : malgré la répression la mobilisation ne faiblit pas © AFP / Sebastian BARROS / NURPHOTO / Publié par France inter le mardi 18 mai 2021.
Tout débute le 28 avril 2021 par une vive opposition à une réforme fiscale proposée par le gouvernement d’Iván Duque, dont le mandat s’achève en 2022, et fortement influencée par le FMI. Elle est considérée comme injuste par les manifestants car elle fait peser sur les plus pauvres et les petites classes moyennes le coût de la reprise économique post-covid alors que la pandémie a particulièrement touché la Colombie avec près de 100 000 décès et entraîné une récession économique et une augmentation de la pauvreté qui atteint 42,5% de la population. Quelques jours plus tard, le président colombien décide de retirer cette réforme et le ministre des finances démissionne. Les mobilisations ne se sont pas arrêtées pour autant car d’autres revendications s’ajoutent à ces premières doléances : opposition à plusieurs réformes qui accentueraient les inégalités sociales (réforme de la santé et du travail), demande d’un plus large accès à l’éducation publique de qualité, revendications liées à la gestion de la crise sanitaire et ses conséquences, défense d’une production agricole nationale et paysanne, mise en œuvre des accords de paix signés en 2016 entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARC et arrêt des assassinats de leaders sociaux. L’ampleur de la répression policière et militaire a accentué l’intensité des manifestations et le sentiment de mécontentement vis-à -vis du pouvoir politique colombien pour finalement fédérer les manifestants.
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Pour comprendre l’ampleur des manifestations, le mécontentement accumulé des Colombiens et Colombiennes et leur détermination à s’exprimer malgré la répression et le risque de contamination, il faut prêter une attention particulière aux mobilisations de la dernière décennie qui portent la somme des expériences de luttes et de doléances non satisfaites.
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2011, des milliers d’étudiantes et d’étudiants manifestent contre la privatisation croissante de l’éducation supérieure et contre l’endettement étudiant.
2013, la grève nationale agraire mobilise les paysannes et paysans colombiens contre l’ouverture internationale des marchés agricoles et pour la sauvegarde d’une production paysanne garante de revenus décents pour les producteurs et d’une souveraineté alimentaire nationale.Â
2015, 2018, 2019, les organisations indiennes se rendent dans les grandes villes du pays pour alerter sur les violations des droits humains dans les territoires indiens, sur la non mise en œuvre des accords de paix et l’absence de garanties pour leurs droits territoriaux.
2019, le 21 novembre inaugure une grève nationale pour la paix et contre une autre réforme fiscale, qui prévoyait une baisse d’impôts pour les grandes entreprises.
2020, les Colombiennes et Colombiens affichent, en plein confinement, un chiffon rouge à leur fenêtre pour exprimer leur détresse face à la faim et la pauvreté.
2020, plusieurs mobilisations sont organisées contre les violences policières suite à l’assassinat d’un jeune avocat par un policier.
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Au cours de toutes ces mobilisations, différents secteurs de la population se sont retrouvés, ont échangé au cours de grandes assemblées, ont appris à travailler ensemble et à s’organiser pour mener des actions communes. Urbains et ruraux, étudiants et étudiantes, militants de la première heure et personnes non affiliées à des organisations syndicales ou partisanes et provenant de différentes parties du pays ont mis en commun leurs revendications et leurs savoir-faire pour se protéger en cas de violation des droits humains. Ils sont parvenus à réunir d’autres manifestants et manifestantes autour d’un cri de dignité. Le défi à présent est de maintenir ces mobilisations dans le temps, de trouver des espaces d’échange entre divers secteurs de la société et différents territoires ainsi que de dépasser la profonde polarisation politique. Le comité de la grève représente une partie des acteurs mobilisés au niveau national mais il existe également d’autres types d’instances au niveau des territoires comme les cabildos ouverts ou les assemblées populaires locales au sein desquels certains Colombiennes et Colombiens se sentent davantage représentés et qui peuvent participer à l’élaboration de négociations multi-niveaux.
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Face à ces différents épisodes de mobilisation sociale, les gouvernements ont allié répression, criminalisation de l’action collective selon une doctrine de « l’ennemi intérieur » observable ailleurs, et notamment en Amérique latine, ainsi que des stratégies de dialogue infructueuses. Depuis le 28 avril 2021, le gouvernement d’Iván Duque et une partie de la classe politique assimilent les manifestants à des délinquants, des guérilleros ou les accusent d’être infiltrés par divers groupes armés. A cela s’ajoute l’intervention de civils armés non identifiés, ce qui laisse craindre une répression extra-légale (milices armées d’auto-défense, narcotrafiquants, bandes organisées liées aux anciens groupes paramilitaires), dont la Colombie est malheureusement familière. La liste des exactions est particulièrement longue : plus d’une cinquantaine de personnes tuées par la police au cours des manifestations et en marge des cortèges, des centaines de blessés, des dizaines de cas de violences sexuelles commises par les forces de police, plus de 2000 cas de violences policières enregistrés par les associations colombiennes de défense des droits humains, des arrestations arbitraires et des centaines de personnes disparues. Le gouvernement colombien a d’ailleurs refusé la visite d’observateurs de la Commission interaméricaine des droits humains chargés de mener des enquêtes indépendantes, après avoir été sévèrement critiqué par la Haute commissaire aux droits humains des Nations Unies dans son dernier rapport sur la Colombie publié au début de l’année 2021. Iván Duque semble dans une impasse et une partie de la droite colombienne fait pression pour qu’il accentue la répression.
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Concernant la stratégie de « dialogue », le gouvernement propose une négociation institutionnelle entre plusieurs partis politiques omettant de prendre en compte la profonde désaffection des Colombiens et Colombiennes pour la politique traditionnelle et met en place un « dialogue national » avec le comité de la grève – partiellement représentatif des mobilisés - pensé pour « expliquer » les réformes à mener plutôt que pour écouter les revendications. En parallèle, le gouvernement propose des bénéfices immédiats à certains secteurs sociaux pour réduire l’intensité des manifestations et pour tenter de s’entendre avec certains leaders, pour l’instant sans succès.
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Plusieurs éléments de la conjoncture colombienne actuelle peuvent être mis en parallèle avec la situation au Chili et avec l’estallido d’octobre 2019 : l’apparition d’une certaine forme d’organisation des « premières lignes » - dont le terme a pris un tout autre sens en contexte pandémique - la transversalité des revendications et la diversité des manifestants, le détonateur socio-économique qui amène les citoyens et citoyennes à s’interroger sur le système politique et le modèle de développement et, enfin, l’ampleur de la répression. Dans les deux cas, les manifestants questionnent également l’usage de la violence et tentent une inversion du stigmate en insistant sur la violence des réformes sociales et de la pauvreté ainsi que sur les violences politiques et domestiques qui les oppriment. A la différence du Chili, la Constitution colombienne de 1991 n’est pas issue d’une dictature et offre des garanties démocratiques importantes. Les verrous répressifs sont plutôt à trouver dans une pratique du pouvoir et dans la permanence d’un modèle de développement déjà maintes fois décrié sur le reste du continent.
© IHEAL-CREDA 2021 - Publié le 28 mai 2021 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°54, juin 2021.