Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Jeune, féminin et de gauche : le nouveau gouvernement chilien

Jean Mendelson

 

 

 

Jeune, féminin et de gauche : le nouveau gouvernement chilien

 

 

Par Jean Mendelson,

Membre du conseil d’orientation stratégique de l’IHEAL, depuis le Chili.

 

 

Chacun aura noté que le gouvernement dont Gabriel Boric vient d'annoncer la composition est spectaculairement féminin, et féministe : dix hommes et quatorze femmes. Cette majorité de femmes ministres n'est pas sans précédent (le premier gouvernement Bachelet comprenait déjà plus de femmes que d'hommes), mais c'est la première fois que la différence est si spectaculaire, d'autant que trois femmes occupent les trois premiers postes protocolaires et régaliens (Intérieur, Affaires étrangères, Défense). Ce gouvernement est aussi plus âgé (moyenne : 49 ans) que ce qui était annoncé. Il est professionnellement moins dominé par les avocats que par des médecins et des scientifiques ; cela aussi est une 'première', comme le fait que le chef de l'État ne possède aucun diplôme universitaire, ce que ses concurrents n'ont pas manqué de relever. Car Boric a été happé par la politique dès sa vie étudiante ; contrairement à ses camarades d'alors - qui constituent aujourd'hui sa garde rapprochée au sein du gouvernement (tous des trentenaires) -, il a choisi de ne pas achever son cursus après avoir été élu député en 2013.

 

À noter cinq nominations, qui illustrent certaines des principales tâches et défis du futur président : 

 

La ministre de l'Intérieur, pour la première fois au Chili, sera une femme. Placée à la tête des forces de police. Izkia Sitches (35 ans) aura à gérer le problème des violences en pays araucan (où les vainqueurs de la présidentielle se disent favorables à la levée de l'état d'exception imposé aux régions mapuches) ; et à contenir voire réprimer les autonomes qui traitaient déjà Boric de "traître" il y a deux ans (quand celui-ci avait décidé seul, dans les vives critiques de nombre de ses proches d'alors et d'aujourd'hui, de trouver une sortie politique à la rébellion sociale, par l'organisation du referendum permettant l'élection d'une assemblée constituante) ; on peut attendre de plusieurs de ces groupes "autonomes" une forte mobilisation sur la question de la grâce ou de l'amnistie des personnes condamnées ou détenues à la suite des mouvements qui ont suivi la quasi insurrection d'octobre 2019 (el estadillo social, la rebellion sociale). Izkia Sitches est une des figures les plus connues de ce futur gouvernement, surtout pour avoir présidé et redonné vie au Collège des médecins et avoir joué un rôle de premier plan dans la lutte contre la pandémie, comme critique du gouvernement mais surtout comme force de proposition. Ancienne militante communiste (pendant une brève période), elle a dirigé la campagne de Boric et son poids personnel est regardé comme ayant été primordial dans la victoire finale de son candidat.

 

 

La ministre de la Défense sera Maya Fernández Allende (50 ans). La hiérarchie militaire avait déjà dû accepter la nomination de la fille d'une autre victime de Pinochet lors de la désignation de Michelle Bachelet comme ministre de la Défense, en 2002. Cette fois-ci, elle voit arriver à la tête du ministère de la Défense la petite-fille de Salvador Allende, qui a certes présidé la commission de défense à la chambre des députés, où elle semble avoir su établir des rapports apaisés avec ses interlocuteurs galonnés. Pour ajouter du piquant à cette potion, Maya Fernández a grandi en exil à Cuba et en a même longtemps conservé l'accent caraïbe. Dans dix-huit mois, elle aura la charge, pour ce ministère sensible, de la gestion de la commémoration du cinquantième anniversaire du coup d'État militaire et de la mort de Salvador Allende...

Se démarquant de la position officielle du PS, Maya Fernández avait, comme nombre de socialistes, soutenu Boric dès avant le premier tour.

 

Le ministre des Finances, notamment en charge du budget, sera Mario Marcel (62 ans), actuel président de la Banque centrale, où il a été nommé par Bachelet (en 2015 d'abord comme membre du Conseil de la Banque avec, ce qui était remarquable, un vote de ratification unanime au Sénat, puis comme président en 2016) et récemment renouvelé par Piñera. En charge d'importantes  fonctions dans tous les gouvernements de la Concertación (socialistes + démocrates-chrétiens) depuis la fin de la dictature, parallèlement à une carrière internationale à Washington (à la Banque interaméricaine de développement, puis à la Banque mondiale) puis à Paris (OCDE), Mario Marcel militait au PS depuis plus de trois décennies quand il a dû quitter ce parti en 2015  par obligation légale, le poste de président de la Banque centrale étant juridiquement incompatible avec l'appartenance à un parti politique (au Chili, l'affiliation partisane est publique et enregistrée). Mais il reste "indépendant proche du PS", et plusieurs médias n'hésitent pas à le compter parmi les ministres socialistes. Il était considéré depuis longtemps comme le favori à ce poste, le seul qui puisse "rassurer les marchés" - et de fait, le dollar a sensiblement baissé dès la confirmation de sa nomination ! Ses relations avec l'aile la plus à gauche des parlementaires pro-Boric, au-delà même du PC qui ne dissimule pas ses réserves envers le futur ministre des Finances, risquent d'être difficiles dès que le sujet des fonds de pension reviendra (très vite) en discussion. Par ailleurs, la réforme fiscale est annoncée comme devant être la première de la nouvelle équipe.

 

 

Porte-parole du gouvernement et secrétaire générale du gouvernement, la très jeune géographe Camila Vallejo (33 ans) est une figure de premier plan de la vie politique depuis plus de dix ans et les mouvements étudiants qui furent les prodromes du bouleversement actuel. Elle s'était d'ailleurs affrontée alors à Boric pour la présidence de la fédération étudiante : une communiste assumée d'un côté, et de l'autre un dirigeant soutenu par la "nouvelle extrême-gauche". Depuis lors, Boric et Vallejo semblent avoir appris à travailler ensemble, tant au Parlement que dans la campagne présidentielle, et à établir une solide et confiante relation personnelle. Camila Vallejo, dont nul n'ignore l'appartenance au PC, tient un discours dont le ton tranche avec celui des principaux dirigeants de son parti. Dans l'opinion, ce sont ces deux jeunes femmes, Izkia Siches et Camila Vallejo, qui sont probablement les figures les plus populaires de cette nouvelle équipe.

 

 

Ministre des Relations extérieures, l'avocate Antonia Urrejola (53 ans) fait partie de ces indépendants que la presse classe comme "indépendants-PS", ce qui semble évident au regard de ses engagements passés et de ses fonctions essentiellement tenues sous les gouvernements Bachelet. Sur le plan diplomatique, elle est surtout connue pour avoir travaillé à l'OEA et à la Commission interaméricaine des droits de l'Homme sur des sujets qui peuvent devenir conflictuels dans la nouvelle équipe gouvernementale (elle n'a pas ménagé ses critiques envers les gouvernements vénézuélien et nicaraguayen). 

 

 

Sur le plan politique, il est difficile de faire confiance aux classifications de la presse chilienne, dans la mesure où le nombre considérable (un tiers du gouvernement) de personnalités "indépendantes" rassemble en réalité des non-inscrits qui sont souvent liés à tel ou tel parti (le meilleur exemple étant Mario Marcel lui-même). Les membres des divers partis qui se sont regroupés dans la coalition créée par Boric (Convergencia social) sont certes majoritaires dans ce gouvernement, mais les partis historiques de la gauche chilienne y pèsent d'un poids important (le PC et surtout le PS). Comme prévu, aucun membre de la Démocratie chrétienne n'y figure, ce parti - autrefois dominant et aujourd'hui en crise - étant divisé quant à l'attitude à adopter face à ce nouveau gouvernement. Mais ce qui marque, c'est la confirmation du virage entamé par Boric dès le lendemain de son score décevant du premier tour de l'élection présidentielle, vers un discours plus modéré. Cette évolution est aisément perceptible, tant dans les propos (et même l'apparence) que dans la composition du gouvernement : les partis et personnalités de l'ancienne Concertación longtemps honnie dans les discours des partis de la coalition pro-Boric se retrouvent à côté des principaux dirigeants de celle-ci. Boric ne manque pas une occasion de rendre hommage à cette ancienne Concertación en affirmant sans détour "ne pas attendre (de la droite) qu'elle soit d'accord, mais souhaiter qu'elle n'ait plus peur". Dès le lendemain de l'annonce du gouvernement, l'organe immuable des possédants chiliens, le grand quotidien El Mercurio, a fait son miel des différences de réaction au sein de la majorité présidentielle, en insistant sur "le Parti socialiste, grand vainqueur" et sur les quelques commentaires acides du PC, qui était la première force parlementaire de la majorité présidentielle avant cette "ouverture à la chilienne" (un dirigeant communiste, membre influent de l'Assemblée constituante dont les travaux seront déterminants pour le sort de cette nouvelle majorité, remarquait avec amertume que le PS avait donné "une leçon sur la manière de gagner tout en perdant"). 

 

 

Mais l'élargissement de la majorité est indispensable pour donner une chance aux réformes annoncées d'être adoptées par un Parlement où la droite pèse d'un poids presque majoritaire : les partis de la campagne Boric du premier tour ne contrôlent guère que le cinquième des sièges à la Chambre des députés, et le dixième au Sénat. Avec l'apport des nouveaux entrants dans la majorité gouvernementale (le PS en particulier), ces chiffres sont presque doublés à la Chambre, et plus que triplés au Sénat. Cela laisse cependant augurer un cheminement parlementaire pénible des réformes promises, qui risquent d'être soumises au bon vouloir de tel ou tel indépendant, ou au choix de la Démocratie chrétienne.

 

 

PS/ Au moment d'envoyer ces lignes, je reçois El Mercurio du dimanche, et j'y trouve notamment un long entretien avec Camila Vallejo :

"Notre gouvernement est principalement de centre-gauche. Son programme rassemble les grandes propositions de la social-démocratie européenne".

 

 

Santiago, le 23 janvier 2022


IHEAL-CREDA 2020 - Publié le 28 janvier 2022 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°62, février 2022.