Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Le Pérou dans la rue

Romain Busnel

 

Le Pérou dans la rue

 

Romain Busnel

Docteur en science politique. Université de Lille, Université de Montréal

 

 

Longtemps considéré comme un pays politiquement apathique, le Pérou fait aujourd’hui la une de l’actualité latino-américaine pour ses soubresauts politiques, ses changements de présidents (trois pour le seul mois de novembre), mais aussi pour la pression sociale nouvelle exercée dans la rue par ses citoyens pour protester contre les agissements du personnel politique sur fond de crise sanitaire et de scandales de corruption.

 

Alors qu’une bonne partie des pays latino-américains expérimentait à l’orée des années 2000 un virage à gauche appuyé dans certains pays par de nombreuses mobilisations, le Pérou est relativement resté en marge de ce processus : au cours de cette décennie, des protestations ont bien émergé dans diverses régions du pays, pour demander la reconnaissance du droit à produire la coca ou s’opposer à des projets extractivistes, mais ces protestations sont restées essentiellement cantonnées à une échelle territoriale micro-locale et trouvaient alors peu d’écho à Lima, dans un pays au fonctionnement administratif et politique ultra-centralisé.

 

Rappelons les événements. Les manifestations de novembre ont été déclenchées à la suite de la destitution du populaire Président Martín Vizcarra par le Congrès le 9 novembre dernier pour « incapacité morale », après une première tentative infructueuse deux mois auparavant et à seulement cinq mois des prochaines élections présidentielles. Mis sous pression par la rue, le nouveau gouvernement de Manuel Merino a répondu par l’usage de la force, faisant plusieurs blessés. Cinq jours plus tard, le néo-président a été poussé à la démission sous la pression de la rue et Francisco Sagasti, universitaire de centre-droit qui avait voté une semaine plus tôt contre la destitution de Vizcarra, a été nommé. Il est ainsi devenu le quatrième président péruvien depuis les dernières élections présidentielles de 2016.

 

Cette grave crise de représentation prend en bonne partie sa source dans le système politique hérité de la période fujimoriste, dont l’assise a été largement fondée par la Constitution de 1993, qui a facilité les privatisations, mais aussi les accointances entre milieu politique et élites économiques. Une désinstitutionnalisation du système de parti ainsi qu’un éclatement du vote ont accompagné ce processus et ont, par exemple, permis à ce qu’un Manuel Merino soit élu au Congrès avec à peine plus de cinq mille voix dans sa circonscription janvier 2020, puis élu Président du Congrès, avant d’être nommé Président1.

 

Jusqu’en 2017, ce système politique se maintenait silencieusement, notamment grâce à la belle santé économique du pays qui détournait bon nombre de regards. Puis est arrivée l’affaire Odebrecht. La découverte du versement de nombreux pots de vin par l’entreprise de construction brésilienne a alors secoué l’ensemble de la classe politique : quatre anciens présidents (Alejandro Toledo, Alan García, Ollanta Humala et Pedro Pablo Kuczynski) ont été accusés d’avoir touché des pots-de-vin et les soupçons de corruption pesant sur Martín Vizcarra ont servi à justifier sa destitution le 9 novembre dernier, alors qu’il avait justement fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille. Plus grave encore, 68 des 130 congressistes font aujourd’hui l’objet d’une investigation judiciaire.

 

Dans ce contexte, où le système politique pourrit aussi vite qu’il se reproduit, les chances de sortie institutionnelles apparaissent quasi-nulles au regard des règles électorales, du sauve-qui-peut généralisé des élites politiques corrompues, mais surtout des faibles liens qui lient les partis et la société péruvienne, de plus en plus méfiante à l’égard du personnel politique.

 

Face à une telle impasse, les Péruviens sont massivement descendus dans la rue ce mois-ci, comme ils l’ont fait pour protester contre la grâce présidentielle accordée à Alberto Fujimori en 2017 ou contre les précédentes tentatives de destitution. Ce faisant, cette crise politique a balayé chez les Péruviens le stigmate du « terrorisme » qu’une bonne partie de la classe politique apposait au mode d’action protestataire, en partie héritée de la douloureuse période du conflit armé opposant les guérillas du Sentier lumineux et du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru à l’État (1980-2000). Comme au Chili, la colère sociale a finalement eu raison de l’héritage autoritaire et autorise désormais les Péruviens à réclamer une autre constitution que celle qu’avait fait adopter en trompe l’œil Alberto Fujimori pour masquer son auto-coup d’État de 1992.

 

Une constitution contre la confiscation du pouvoir par des élites corrompues, donc; pas que ne semble pas encore prêt à franchir le désormais très consensuel Président Francisco Sagasti. Celui-ci devra, d’ici les prochaines élections présidentielles d’avril 2021, marcher sur des œufs pour impulser ses réformes et éviter la fronde des congressistes, toujours en droit d’invoquer le motif de l’« incapacité morale » dont le Tribunal constitutionnel refuse de délimiter l’usage pour destituer le Président.

 

Toujours est-il que, cette fois, la rue veillera.


© IHEAL-CREDA 2020 - Publié le 27 novembre 2020 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°48, décembre 2020.