Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Les guerres de l'eau en Amérique latine et au-delà

Franck Poupeau

 

Les Guerres de l'eau en Amérique latine et au-delà

 

Franck Poupeau

Chercheur CNRS

CREDA-UMR7227

 

Après les "guerres de l'eau"

 

Il est généralement admis que dans « un monde d’inégalités », pour reprendre l’expression de Bertrand Badie, les pauvres sont ceux qui souffrent le plus des dégradations environnementales, et en particulier des effets de la « transition écologique ». De ce constat découle l’idée que l’inégale répartition des coûts environnementaux explique, de façon tout aussi évidente, la multiplication des conflits dans lesquels les populations les plus défavorisées exprimeraient leurs colères et leurs frustrations, faute de pouvoir accéder aux lieux de décision. Une approche sociologique ne peut cependant s’en tenir au simple constat des inégalités, liées de façon aussi mécanique qu’implicite aux conflits pour l’eau qu’elles susciteraient, dans un contexte de « crise hydrique globale ». Mais elle ne peut pas plus se contenter des analyses (néo)institutionnelles de la « gouvernance des communs », qui placent les négociations locales (menées à l’échelle locale), au centre de l’analyse.

Au-delà de ces cadres théoriques, l’analyse des conflits pour l’eau se heurte à d’autres obstacles épistémologiques. Dans les « pays des Suds » tout particulièrement, ces conflits constituent l’occasion d’idéaliser les luttes locales des populations résidentes, en particulier indigènes, et leurs motivations. Le fait que les enquêtes se limitent souvent à recueillir la « voix » des dominés, et le récit des événements passés, lui-même reconstruit, souvent de bonne foi, par les protagonistes mêmes du conflit, ne contribue pas à prendre des distances avec cette vision enchantée, qui puise la force des émotions sociales qu’elle suscite, et sa légitimité scientifique, dans l’appel à des ressorts anthropologiques à vocation universelle : « l’eau c’est la vie », etc.

Une approche sociologique doit alors commencer par considérer la définition de ces conflits comme un enjeu de luttes, indissociablement politiques et scientifiques.  On peut ainsi noter que la visibilité de ces conflits s’est faite, la plupart du temps, par le biais de récits militants sur les « guerres de l’eau », dont l’inflation depuis les années 1950 a attiré l’attention sur l’un des enjeux environnementaux les plus sensibles du moment : l’insécurité hydrique, qui peut être définie par la combinaison entre un aléa climatique et la vulnérabilité des populations, et qui est susceptible de générer des « risques hydropolitiques » dès lors que la compétition pour l’usage de l’eau n’est pas régulée institutionnellement. Mais c’est l’épisode de Cochabamba en 2000 – l’expulsion de la compagnie Bechtel après un blocage de la ville – qui a plus particulièrement déplacé la focale sur l’inadaptation des politiques de privatisation dans les « Suds », dont l’Amérique latine a en quelque sorte constitué une avant-garde de situation.

Ce continent est en effet le plus urbanisé et en même temps le plus marqué par de fortes inégalités en termes d’accès à l’eau, en particulier dans les périphéries des métropoles en expansion. Cependant, peu d’observateurs du « tournant à gauche » qui a eu lieu dans des pays comme la Bolivie, le Brésil, l’Equateur ou le Venezuela notent la concomitance de cette « transition démocratique » avec le développement de protestations ciblant les ressources naturelles et leur réappropriation par les institutions nationales ou communautaires. En réalité, c’est surtout sur le terrain des injustices environnementales touchant les populations les plus défavorisées d’Amérique latine que s’est consolidée « une réflexion alternative sur le développement » : la dénonciation d’une « économie de prédation rentière » a ainsi été menée à partir de l’attention portée aux « nouvelles vulnérabilités » engendrées par la destruction des écosystèmes, l’érosion des sols ou l’extractivisme incontrôlé. Les conflits pour l’eau sont eux restés dans un domaine d’expertise restreint par les limites des territoires étudiés et de l’ingénierie appliquée.

Par ailleurs, certains travaux ont déjà critiqué l’usage de la notion de « guerres de l’eau » pour rendre compte des conflits hydriques. L’analyse, qui se focalisait initialement sur les revendications adressées à un gouvernement par un mouvement de protestation des populations résidentes, souvent provoqué par des eaux contaminées, un accès inégal au service ou un refus de la privatisation de l’entreprise, etc., s’est ainsi déplacée vers une appréhension des modèles de gestion de l’eau, qui engagent tout une structure administrative – ce que François Molle appelle les « hydrocracies ». On passe alors du récit local de situations extrêmement polarisées à une appréhension des logiques sociales et institutionnelles qui président à la mise en place des politiques hydriques.

L’analyse des conflits environnementaux, dans leur dimension internationale, questionne alors les façons de faire de la recherche en sciences sociales. Au-delà de la spécificité de leur objet, ils impliquent en effet un rapport aux terrains d’enquêtes inédit : leur dimension à la fois très locale et globale, les différents niveaux d’action et donc d’analyse qu’ils engagent, incitent à ne pas s’en tenir au travail monographique mené sur des territoires bien délimités, et à engager un travail à la fois collectif et comparatif, dans ses méthodes comme dans ses objectifs.

Il sera toujours possible de pointer une ambition contradictoire à de tels objectifs comparatifs : les conflits environnementaux ne sont-ils pas tous ancrés dans un territoire et dans un système socio-écologique particuliers ? Vouloir y retrouver des structures comparables ne revient-il pas à nier la recherche de la signification politique de chaque lutte ? Le contresens, sans doute lié aux frontières disciplinaires qui président généralement à l’étude des recherches sur l’eau, et qui placent le local, vu comme territoire ou comme mode de gouvernance au centre de l’analyse, porte d’abord sur la fonction de la modélisation en sciences sociales : la modélisation ne consiste pas seulement à déterminer des variables quantitatives, mais à faire jouer des concepts pour identifier d’autres types de variables ; l’intérêt de la modélisation comme une telle « exploration des possibles » est de faire apparaître des systèmes de relations et des corrélations significatives permettant de déterminer des effets et de formuler des hypothèses explicatives. Mais la souplesse d’un tel cadre n’a des vertus scientifiques que dans une perspective suffisamment réflexive, dès lors que l’on convient qu’un cadre d’analyse relativement limité mais dont les limites sont connues et intégrées à l’analyse, vaut mieux que pas de cadre du tout. Et si « rien n’est donné, tout est construit », pour reprendre les préceptes bachelardiens, l’approche comparative internationale relève bien d’une telle construction d’objet scientifique.

 

 


 

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© IHEAL-CREDA 2019 - Publié le 27 septembre 2019 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n° 34, octobre 2019.