Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Les mouvements des femmes latino-américaines : une nouvelle synergie ?

Kyra Grieco

Les mouvements des femmes latino-américaines : une nouvelle synergie ?

Depuis quelques années, le « printemps des femmes » semble être arrivé en Amérique latine. Des activistes environnementales qui ont profité d'une visibilité internationale, telle l’activiste hondurienne Berta Cáceres[1] et la paysanne péruvienne Máxima Acuña[2], aux mobilisations contre les violences faites aux femmes, telles #Niunamenos[3] en Argentine et #Primaveravioleta au Mexique[4], les femmes des mouvements sociaux et les mouvements sociaux de femmes font régulièrement la une. Ces mobilisations interrogent les observateurs. Pourquoi tant de femmes se mobilisent-elles aujourd’hui? Peut-on parler d’une nouvelle « vague » des mouvements de femmes latino-américaines?

A première vue il est difficile de voir les points communs entre les femmes paysannes ou indigènes qui se mobilisent contre les grands projets extractifs ou infrastructurels, et les jeunes femmes qui se mobilisent contre la violence de genre dans les villes latino-américaines. Les premières sont des femmes rurales appartenant aux secteurs populaires, qui s’organisent à travers des réseaux familiaux ou de proximité et mettent en avant leurs affiliations territoriales ou ethniques. Leur rôle social en tant que mères, ainsi que la défense des droits collectifs et territoriaux, sont au centre de leurs discours de revendication, qui sont dirigés contre les actions des multinationales et des États. Sauf quelques rares exceptions, ces femmes et mouvements ont généralement peu de visibilité au-delà de l’échelle locale ou nationale. Les mobilisations « hashtag », au contraire, profitent d’une forte médiatisation à l’échelle nationale et internationale. Ces mouvements sont en grande partie composés de jeunes femmes urbaines et éduquées appartenant aux classes moyennes et supérieures, qui se mobilisent à travers l’usage des nouvelles technologies et des réseaux sociaux et s’organisent en fonction de leurs affiliations socio-professionnelles, politiques ou de genre. Ces femmes revendiquent leur autonomie et celles des autres femmes, demandant la défense de leurs droits citoyens et humains  face à la violence et au féminicide perpétré par ses amis, ses compagnons, ses parents ou ses collègues.

Au-delà des différences, il est cependant possible d’identifier des points communs, voire des causes communes. Il convient tout d’abord de contextualiser les mouvements sociaux actuels au cœur de deux processus caractérisant la région latino-américaine depuis les années 1990 : une consolidation du système démocratique et un approfondissement du régime néo-libéral.

Au cours des trois dernières décennies l’Amérique latine a connu une importante croissance économique, fondée sur un modèle primo-exportateur[5] qui a rendu possible le développement du secteur des services. Cette croissance n’a cependant pas été accompagnée d’une redistribution équitable des richesses. Au contraire,  les inégalités entre les régions productrices de matières premières – souvent rurales et « marginales » - et les régions consommatrices de services – souvent urbaines et « centrales » se sont accentuées. Les nouvelles formes d’exclusion économique et sociale pèsent particulièrement sur les femmes indigènes et racisées, plus vulnérables que les hommes aux conditions socio-environnementales changeantes[6].  Alors que les femmes bénéficient comme travailleuses et usagères de la diffusion de certains services – éducation, santé, services à la personne – qui constituent des vecteurs de mobilité sociale (FMI 2017, OIT 2017), l’emploi féminin se concentre dans les secteurs précaires et informels, dans des conditions inégales à celles des hommes. On observe, par exemple, qu’avec l’amélioration du niveau d’éducation, les différences de revenu entre hommes et femmes s’exacerbent, plutôt que de se réduire (CEPAL 2014).

Ces décennies de croissance économique ont aussi été celles de la « marée rose »[7]: du Venezuela au Chili des gouvernements de « gauche » - progressistes, sociaux-libéraux ou nationaux populaires – plus ou moins critiques de l’économie néo-libérale ont été élus. Ils ont mis en œuvre des mesures en faveur de la régulation du marché, de la réduction des inégalités et de l’inclusion des peuples indigènes. Cependant, ces gouvernements ont assuré la continuité du modèle primo-exportateur en dépit des oppositions locales (Svampa 2011; Gudynas 2009), le multiculturalisme politique a créé des nouvelles formes d’exclusion (Canessa 2014; Radcliffe 2012) et les politiques d’inclusion sociale ont négligé les causes structurelles de la pauvreté (Bradshaw 2008; Jenson 2009)[8]. Ces limites ont alimenté le mécontentement des groupes sociaux et des mouvements dont ces gauches sont issues.

Au cours de ces années de croissance et de progressisme la classe politique s’est féminisée. Les présidentes latino-américaines[9] ne sont que la pointe de l’iceberg : la mise en place de quotas[10] a permis qu’entre 1997 et 2016 les parlementaires passent de 13% à 30% et les ministres de 10% à 20% environ (IPU, UN Femmes)[11]. Malgré cette augmentation de la présence des femmes en politique, on observe peu d’avancées en matière d’égalité dans l’emploi (CEPAL 2014) ou face aux droits reproductifs[12].

Ainsi, malgré 20 ans de gauche et de femmes au pouvoir[13], nous observons la marginalisation des femmes des secteurs populaires, paysans et indigènes, et la déception des attentes des femmes des classes moyennes, urbaines et éduquées. Les premières voient leurs activités sociales et productives menacées par l’avancée des grands projets extractifs et infrastructurels, et sont marginalisées par l’intersection de genre, race/ethnie et classe. Les deuxièmes se voient au contraire nier un statut professionnel et citoyen auquel elles ont cru pouvoir aspirer : éduquées et formées pour le marché formel du travail, elles sont reléguées à des emplois « féminins », des salaires réduits, sujettes à des formes de harcèlement et de discrimination machiste. Pour ces dernières, des épisodes d’extrême violence contre des jeunes femmes[14] ont agi comme détonateurs des mobilisations.

Si la portée politique de ces mouvements n’apparait pas toujours de façon évidente, les mouvements de femmes indigènes ont toutefois pris de l’ampleur dans la région latino-américaine au cours des dernières années, ce qui a facilité leur participation à des espaces et à des processus institutionnels telle l’assemblée constituante en Bolivie (Rousseau 2011) ou la rédaction de la loi de consultation préalable au Pérou (Rousseau 2016). De même, #niunamenos a joué dans les équilibres politiques des dernières élections en Argentine[15], et la mobilisation virtuelle #meuprimeiroassedio[16] (mon premier harcèlement) au Brésil est suivie de près par les mobilisations #foracunha (« Cunha dehors ») demandant la démission du principal accusateur de Dilma Rousseff. Alors que ces mobilisations sont portées par des secteurs sociaux différents, il existe des confluences et des échos entre elles. Il est ainsi possible d’observer de nouvelles synergies qui s’inscrivent dans un contexte de convergences des mécontent(e)s tant du néo-libéralisme que de la gauche au pouvoir. Un exemple est la diffusion d’initiatives qui combinent des revendications d’autonomie individuelle et territoriale : « mi cuerpo, mi territorio » (mon corps, mon territoire)[17]. Au cours de la campagne électorale 2016 au Pérou, #niunamenos offre l’occasion de raviver la mémoire des stérilisations forcées de femmes paysannes et indigènes conduites sous le gouvernement d’Alberto Fujimori (1990-2000). Dans la manifestation nationale contre la candidature présidentielle de sa fille Keiko Fujimori, en 2016, des jeunes femmes défilaient peintes en rouge-sang, en criant le slogan: « Somos las hijas de las campesinas que no pudiste esterilizar » (nous sommes les filles des paysannes que tu n’as pas pu stériliser) (lien vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=lBp-xSpwIQ4). Alors que ces jeunes étudiantes liméniennes ne sont pas littéralement les filles des paysannes rescapées des stérilisations forcées, cette autoreprésentation peut être comprise comme une volonté de dépasser un clivage générationnel et socio-territorial entre différentes typologies de femmes et de violences, en les réunissant sous une même rubrique - la violence de genre – et en la visibilisant par son expression la plus extrême : le féminicide. Il s’agit en même temps du reflet d’une mobilité sociale féminine accrue – associée à l’urbanisation, à l’éducation et à l’emploi – produite par deux décennies de croissance et de démocratisation, sans lesquelles ces mobilisations n’auraient pas eu lieu.

 

Kyra Grieco est anthropologue, doctorante spécialiste en études de genre et mouvements sociaux à l'EHESS et chargée de cours à l'IHEAL.


[1] Berta Cáceres (1973 - 2016) était une activiste hondurienne engagée dans la préservation du fleuve Gualcarque, dans le département de Santa Bárbara, contre la construction du barrage hydro-électrique Agua Zarca. Prix Goldman pour la défense de l’environnement en 2015, elle a été assassinée en 2016 en rentrant à son domicile.

[2] Máxima Acuña (1970 - ) est une paysanne péruvienne de la province de Celendin, région de Cajamarca (Pérou), qui mène depuis 2011 une lutte contre la compagnie minière Minera Yancocha S.A. et son projet minier Minas Conga. Prix Goldman en 2016, Maxima fait l’objet d’une campagne d’Amnesty International pour la visibilisation des défenseurs des droits humains.

[3] Mobilisation contre la violence machiste qui apparaît en 2015 en Argentine et s’est rapidement propagée à bien d’autres pays latino-américains. Le mot d’ordre « ni una menos » (pas une de moins) reprend un poème de Susana Chavez - "Ni una muerta más" (pas une morte de plus) - dénonçant la récurrence des meurtres de femmes de Ciudad Juarez, Mexique. Au sujet de l’institutionnalisation juridique du féminicide à partir des  meurtres et disparitions de femmes à Ciudad Juarez, voir (Calzolaio 2012)

[4] Mobilisation nationale contre le féminicide et les violences faites aux femmes en 2016 au Mexique.

[5] Aussi dénommée ré-primarisation extractiviste ou néo-extractivisme (Svampa 2011), le modèle primo-exportateur est basé sur l’extraction et l’exportation des matières premières (pétrole, minéraux, gaz, produits agricoles et animaux, etc.) non élaborées. La hausse des prix des matières premières a favorisée la ré-primarisation des économies latino-américaines, rénovant ainsi des politiques économiques d’origine coloniale et consolidant la position dépendante de la région dans le marché international. A ce sujet, voir (Gudynas 2009)

[6] Notamment du fait de la perte ou de la pollution des ressources naturelles, de la pollution environnementale, de la perte des réseaux familiaux ou sociaux de soutien à la suite de la migration (vers les centres urbains), de l’exposition à la violence et à l’exploitation sexuelle, etc.

[7] Expression diffusée par les médias pour dénommer le « virage à gauche » des gouvernements latino-américains  s’inscrivant notamment en rupture avec le « Consensus de Washington » qui a dominé durant les années 1990. Les gouvernements ainsi désignés sont les suivants : Hugo Chavez (1999-2013) et Nicolas Maduro (2013- ) au Venezuela ; Evo Morales en Bolivie (2005- ) ; Rafael Correa en Équateur (2007-2017) ; Luiz Inacio Lula da Silva (2003-2011) et Dilma Rousseff (2011-2016) au Brésil ; Nestor Kirchner (2003-2007) et Cristina Fernández de Kirchner en Argentine (2007–2015) ; Michelle Bachelet au Chili (2006- 2010 et 2014 - ) ; José Mujica en Uruguay (2010-2015).

[8] Nagels 2011, 2015 ; Corboz 2013 ; Cookson 2016 ; Molyneux et Thomson 2011

[9] Violeta Chamorro au Nicaragua (1990-1994) ; Mireya Moscoso au Panama (1999-2004) ; Michele Bachelet au Chili (2006-2010) ; Cristina Fernández de Kirchner en Argentine (2007-2011) ; Laura Chinchilla au Costa Rica (2010-2014) et Dilma Rousseff au Brésil (2011-2015). D’autres femmes ont failli être élues, telle Sandra Torres au Guatemala (2015) et Keiko Fujimori au Pérou (2016).

[10] Depuis 1991, date de la première loi de quotas en Argentine, tous les pays latino-américains sauf le Guatemala et le Venezuela ont adopté de telles lois. Il existe tout de même une grande variabilité d’un pays à l’autre dans les contenus de ces lois. A ce sujet voir (Marques-Pereira 2008, 2011).

[11] Selon l’Union Inter Parlementaire (UIP), en 2016 les femmes occupent 29,58 % des sièges dans les assemblées et les sénats d’Amérique latine. À Cuba, en Équateur, au Mexique et au Nicaragua, le chiffre dépasse les 40 %, alors qu’en Bolivie il atteint 51 %. La moyenne mondiale pour la même année est de 22,6 %.

[12] Alors que la plupart des pays ont approuvée des lois contre la violence de genre et des lois de quotas, à ce jour peu de pays latino-américains ont une législation sur la parité des opportunités au travail ou l’avortement (thérapeutique, en cas de viol, ou libre). Selon les données de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) chaque année les avortements clandestins sont responsables de l’11% des morts maternelles dans la région.

[13] Un certain basculement à droite ces dernières années pourrait signifier une supposée « fin de cycle » progressiste. Bien que cela coïncide avec d’importantes mobilisations de femmes, peu d’observateurs se sont penchés sur le rapport entre ces deux processus. En revanche, le fait que les femmes figurent de façon prépondérante dans les secteurs sociaux marginalisés par la croissance néo-libérale est bien documenté (Falquet 2011), de même que les promesses déçues du progressisme en matière d’égalité au travail et de droit à l’avortement notamment. À ce sujet, voir (Marques-Pereira 2004 ; Htun and Weldon 2010)

[14] La mort de Lucía Pérez, 16 ans, retrouvée en Octobre 2016 après avoir été violée et tuée de façon atroce, est le phénomène détonateur de #niunamenos en Argentine. Dans d’autres pays, d’autres morts de jeunes femmes deviendront les symboles des mobilisations.

[15] Les organisations du mouvement social ont demandé aux candidats de prendre position sur la violence faite aux femmes et d’inclure la thématique dans leurs programmes politiques. Le mouvement a profité d’une telle visibilité que les candidats se sont affolés et ont exprimé leur soutien. Bien que l’adhésion au mouvement aille au-delà des affiliations politiques, une interprétation plus large de la violence faite au femmes a servi à critiquer les attaques contre Kirchner en les plaçant dans un continuum avec d’autres types d’aggressions.

[16] Campagne twitter commencée au Brésil en 2015, à travers laquelle les femmes partagent leurs expériences de harcèlement sexuel. Elle est relancé en 2016 au Mexique avec le hashtag #miprimeroacoso.

[17] La participation des femmes zapatistes à la rédaction des accords de paix entre le gouvernement mexicain et l'EZLN semble avoir été un précurseur dans la création de cette liaison entre autonomies (Stephen 2001), qui sera reprise par la suite pour créer un terrain commun entre organisations de femmes indigènes et non indigènes.

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