Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Marielle Franco à Paris : mémoires politiques, mémoires urbaines

Antoine Acker, Susana Bleil, Silvia Capanema, Maud Chirio, Juliette Dumont, Anaïs Fléchet, Filipe Galvon, Rodrigo Nabuco et Sébastien Rozeaux

 

Marielle Franco à Paris : mémoires politiques, mémoires urbaines

 

 

Marielle Franco aurait eu quarante ans cette année. Elle incarnait l’espoir d’une nouvelle génération politique brésilienne, un espoir d’émancipation, d’égalité et de progrès social. Elle est tombée sous les balles des milices paramilitaires de Rio de Janeiro le 14 mars 2018.

Marielle était originaire de la favela de la Maré, à Rio de Janeiro, ancien et immense quartier informel qui surplombe la baie de Guanabara. Elle s’est toujours considérée comme une enfant de la favela et de la Maré en particulier, dont elle n’a déménagé qu’en 2017, quelques mois avant son exécution. Marielle a grandi dans un environnement où rien n’est donné, où tout se conquiert, comme « une fleur sur le bitume », figure qu'elle même utilise dans l’un de ses derniers discours publics, le 8 mars 2018. Mère célibataire à 19 ans, elle est l’une des premières élèves du cours de préparation communautaire créé par une ONG pour aider les jeunes de la Maré à réussir l’examen d’entrée à l’université, dont ils sont traditionnellement exclus. Admise à l’Université Catholique de Rio, elle mène des études de sociologie grâce à une bourse du ProUni, le « Programme Université pour Tous » mis en place par Lula, tout en travaillant pour élever sa fille. Le Master qu’elle soutient en 2014, sur les Unités de Police Pacificatrices chargées de nettoyer la ville avant la Coupe du monde de football de 2014, grâce à une allocation de recherches du gouvernement brésilien, affiche déjà son double engagement de chercheuse et de militante.

En 2006, Marielle intègre l’équipe de Marcelo Freixo, figure montante du Parti Socialisme et Liberté (le PSOL), dont elle devient l’assistante parlementaire à l’Assemblée législative de l’État de Rio, coordonnant à ses côtés l’action de la Commission de défense des droits humains et de la citoyenneté, avant d’être elle-même élue conseillère municipale pour le PSOL en 2016. Elle fait de ce mandat la tribune des combats qui orientent son engagement politique depuis 10 ans ; la dénonciation des violences policières, la défense des habitants des favelas, des droits des femmes et des minorités sexuelles.

En février 2018, lorsque le gouvernement de Michel Temer confie les clés de la sécurité publique dans l’État de Rio aux forces armées, elle est nommée rapporteuse de la commission chargée du suivi de l’intervention militaire. Le 10 mars, elle dénonce publiquement les abus commis par les bataillons de la police militaire dans la favela d’Acari. Quatre jours plus tard, alors qu’elle sort d’une rencontre avec des jeunes femmes noires, elle est exécutée dans sa voiture avec son chauffeur Anderson Gomes.

L’assassinat de Marielle Franco est un assassinat politique. La Nouvelle République brésilienne est née en 1988 dans le sang du syndicaliste rural Chico Mendes, défenseur des coupeurs d’hévéas et de la forêt amazonienne, tué sur ordre d’un grand propriétaire terrien. Trente ans plus tard c’est dans le sang de Marielle Franco que la République vacille, au terme du processus mortifère engagé par le coup d’État contre Dilma Rousseff en 2016, le gouvernement illégitime de Michel Temer, l’ascension de l’extrême droite et la victoire de Jair Bolsonaro. L’assassinat de Marielle Franco est politique car il visait à écraser une voix d’opposition aux milices dans les périphéries de Rio de Janeiro et au jeu malsain qu’elles jouent avec l’ensemble de la force publique et une partie de la classe politique conservatrice. Il est politique car Marielle avait la couleur de peau de ceux que l’on tue au Brésil depuis cinq siècles : « a carne mais barata do mercado é a carne negra » chante Elza Soares. « La viande la moins chère du marché, c’est la viande noire ». Mais Marielle était aussi une femme lesbienne et fière de son identité, alors que l’homophobie devenait l’une des facettes les plus évidentes de l’explosion de violence au Brésil. C’était enfin une favelada qui défiait l’ordre des hommes blancs.

Mais voilà, Marielle est morte, mais Marielle est présente, Marielle est vivante. #MariellePresente, #MarielleVive. Ce n’est pas un hasard si ce sont ces slogans qui très rapidement ont incarné sa mémoire et l’exigence que justice soit rendue. « Brésil, il est venu le temps, d’écouter les Marias, les Mahins, les Marielles, les Malês » dit le samba de Mangueira qui a gagné la compétition du carnaval cette année. D’écouter la voix des révoltés, qui parlent pour tous ceux que la violence et l’oppression a rendus muets : celle des esclaves Malês, musulmans de Bahia, dont le soulèvement a fait trembler l’ordre esclavagiste en 1835 et dont la figure de l’affranchie Luiza Mahin a été une figure d’inspiration. La mémoire de Marielle et le combat pour l’identification de ses assassins unissent les forces d’opposition dans le Brésil actuel. « Marielle va faire tomber Bolsonaro », a dit récemment le député en exil Jean Wyllys : l’enquête commence à révéler les liens intimes entre la milice chargée de son exécution et la famille du président, notamment l’un de ses fils, qui fut voisin, ami et employeur des miliciens assassins, et avec lesquels existent de longue date de suspectes relations d’appui et d’argent.

Empêcher l’impunité et l’oubli, c’est la raison d’être des « rues Marielle ». À Rio, la pose d’une plaque « rua Marielle » sur la place Cinelândia, où siège le conseil municipal, est devenu l’enjeu d’un conflit symbolique et politique. Au lendemain du premier tour des élections présidentielles, forts du résultat des urnes, deux députés d’extrême droite sont allés briser cette plaque, entourés de sympathisants. Depuis, la rue Marielle est devenue un symbole pour tous ceux qui ne veulent pas oublier : graffé sur les murs, brandi dans les manifestations. Des plaques au Brésil, mais aussi au Chili, en Argentine, au Mexique, aux États-Unis, en Allemagne et partout en Europe, en Israël, en Chine, à Madagascar.

En décidant de baptiser officiellement le premier espace public « Marielle Franco », la Mairie de Paris a donné une ampleur nouvelle à ce mouvement. Qu’une capitale européenne, dotée d’une longue histoire de révoltes et de résistance populaires, mais aussi de solidarité vis-à-vis des peuples latino-américains, rende hommage à Marielle Franco est un signe fort pour toutes celles et ceux qui combattent pour la défense de la démocratie et des droits humains au Brésil – comme pour leurs détracteurs. Votée le 1er avril par le Conseil municipal à la demande du Réseau européen pour la démocratie au Brésil, la création d’un lieu public portant le nom de Marielle Franco a été discutée lors de la dernière réunion de la Commission de dénomination des rues de Paris, le 15 avril. Ce sera un « Jardin Marielle Franco », un large espace arboré bordant les voies de la Gare de l’Est, dans le 10e arrondissement de Paris, dont l’inauguration est prévue à l’automne 2019.

La mémoire de Marielle Franco rejoindra ainsi celle d’autres grandes militantes qui peuplent l’imaginaire parisien. Non loin de la place Marie-Claude Vaillant-Couturier, sur les bords de Seine, près du collège Louise Michel, toute proche de la place Dulcie September et, en remontant vers le Nord, des jardins couverts Rosa Luxembourg et de la gare Rosa Parks.

Symbole de résistance et de solidarité internationale, le Jardin Marielle Franco est aussi un projet pour l’avenir. Un avenir féministe, d'inclusion, de démocratie, à Paris, au Brésil et partout dans le monde. #Marielle presente ! #Marielle vive ! #Marielle é semente !

 

Réseau européen pour la démocratie au Brésil

Antoine Acker, Susana Bleil, Silvia Capanema,

Maud Chirio, Juliette Dumont, Anaïs Fléchet,

Filipe Galvon, Rodrigo Nabuco et Sébastien Rozeaux

 


© IHEAL-CREDA 2019 - Publié le 19 avril 2019 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n° 29, mai 2019.