Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Édito

Quand le Chili s'est réveillé, Pinochet était toujours là…

Par Sofia PEREZ HERRERA, docteure en géographie (EHESS), enseignante à l’IHEAL et Manuel Suzarte, docteur en histoire (Sorbonne-Nouvelle -CREDA), ATER en histoire à l’IHEAL

Le Chili a clôturé l'année 2023 en mettant fin à un cycle. Le dimanche 17 décembre 2023, une fois de plus, une proposition de texte constitutionnel a été soumise à un référendum, et, tout comme en septembre 2022[1], le texte a été rejeté. Ainsi, le pays entame la nouvelle année en maintenant la constitution en vigueur, celle-là même instaurée par le dictateur Augusto Pinochet en 1980 et réformée en 2005 par le président Ricardo Lagos. Globalement, les résultats du dernier référendum ont révélé une fois de plus que la grande majorité des Chiliens n'étaient pas satisfaits du projet de nouvelle constitution malgré l’effort du gouvernement de Gabriel Boric pour produire un texte constitutionnel rédigé en démocratie. Il semble paradoxal qu'après les manifestations massives et quotidiennes de la période de l’"estallido social" en 2019, qui ont rempli les rues du pays, le désir de changer la constitution politique instaurée pendant la dictature devienne un projet si difficile à concrétiser.

Ce nouveau rejet constitutionnel a marqué la fin d’un cycle politique qui a commencé de manière abrupte le 19 octobre 2019, quand d'énormes manifestations populaires ont éclaté dans différentes parties du pays. « On nous a tout pris, même la peur » proclamait l'un des slogans dans la rue. Depuis cette lointaine année 2019 jusqu'à aujourd'hui, de nombreux évènements se sont produits, et l’espoir du début s’est ainsi transformés en désillusion : la société chilienne n'est plus la même, mais le grand changement tant attendu a échoué. 

Au fil des années, en tant que chercheur·es chilien·nes résidant en France, nous avons été sollicité·es dans des cadres académiques ainsi que par des médias français pour analyser la conjoncture chilienne. Malgré le temps qui passe, deux questions persistent : pourquoi les Chiliens n'arrivent-ils pas à changer la constitution et comment cela affecte-t-il le gouvernement de Gabriel Boric ? À cet égard, ce début d'année constitue un moment propice pour réfléchir à ce processus de changement constitutionnel, aux principaux événements qui l'ont impulsé et aux bilans qui peuvent être établis.

Le paradoxe du développement

L'un des plus grands avantages de l'intégration du Chili à l'OCDE en 2010 a été l'attention internationale portée à des inégalités socio-économiques scandaleuses. Malgré le classement du Chili par des organismes tels que la Banque mondiale (2013) et le PNUD (2014) comme l'un des pays d'Amérique latine avec le plus haut produit intérieur brut (PIB) et un indice de développement humain élevé, l'OCDE a révélé dans ses rapports (2012, 2014) que le Chili présentait des inégalités plus marquées que tous les autres pays membres de l'organisation, suscitant ainsi un débat sur le développement. La répartition inégale des revenus chez le "jaguar de l'Amérique latine" est désormais de notoriété publique : 1 % de la population, les super riches, concentrent plus de 50 % de la richesse (PNUD 2022), tandis que la majorité de la population termine le mois endettée, avec plusieurs échéances sur ses cartes de crédit, utilisées pour satisfaire les besoins de base.

Ces inégalités ne sont pas seulement distributives, elles sont également perçues en ce qui concerne les opportunités dont disposent les individus en matière d'accès à l'éducation, à l'emploi, ainsi qu'en termes de disparités de genre (OCDE, 2021). Ces fortes disparités sont enracinées à la base de la société chilienne et se manifestent également spatialement. Elles sont reproduites dans les territoires où se font sentir les effets directs du centralisme qui avantage principalement Santiago, notamment en raison de la fiscalité sur les entreprises qui s'installent dans les régions. Le Chili n'a pas réussi à se libérer complètement de la dynamique centre / périphérie, qui influence également les niveaux de développement. Ces inégalités mentionnées par l'OCDE ont été l'un des principaux moteurs de l’“estallido social”, pendant lequel s’est exprimée la demande de dignité de la part des gens.

Répression et violence policière

La reconnaissance des droits humains et leur protection sont l'une des grandes victimes de ce cycle. L'État chilien a été le protagoniste d'une vague répressive massive qui a abouti à plus de 3 700 plaintes de victimes de la répression recueillies par l'Institut national des droits humains, avec plus de quatre cents Chiliens et Chiliennes victimes de traumatismes oculaires et trente-trois morts. La conséquence la plus dévastatrice, en plus de la souffrance des victimes, a été la dévalorisation croissante des droits humains comme principe à protéger, notamment de la part de certains secteurs de la droite chilienne. En cela, l'année 2023 a été cruciale en raison des débats suscités par le 50ème anniversaire du coup d'État. Cette date, qui était censée être un moment pour consolider une vision consensuelle du passé récent du Chili en termes de défense de la démocratie et de respect des droits humains, a échoué faute de la participation de l'ensemble du spectre politique. Face à l'appel du président Boric à signer le document Engagement : Pour la Démocratie, toujours, signé par les quatre anciens présidents ainsi que par plusieurs autorités internationales, les partis de droite ont choisi de se retirer en arguant que le gouvernement promouvait un message de ressentiment, de division et de haine. Le bilan dans ce sens est préoccupant dans un pays où le discours de l'extrême droite a été totalement validé par le système politique et médiatique, remettant en question une fois de plus la protection des droits humains.

Un double échec constitutionnel

Non seulement deux projets constitutionnels portant des discours politiques différents ont été rejetés, mais, avec eux, également deux formes différentes de participation citoyenne au cours des deux processus. Le premier processus a été mené entre le 4 juillet 2021 et le 4 juillet 2022 par une Convention Constitutionnelle, marquée par un caractère participatif et transversal et présidée par la représentante du peuple mapuche Elisa Loncón. Cette assemblée paritaire comptait des sièges réservés aux peuples indigènes et un nombre important de représentants indépendants. De plus, les forces de gauche ont disposé de la majorité absolue, éliminant ainsi la nécessité de négocier avec les faibles forces de droite pour produire un nouveau texte.

D'autre part, le deuxième processus a suivi une logique différente. Alors qu'auparavant la Convention était chargée de rédiger elle-même le texte soumis à referendum, cette fois-ci c’est une commission d'experts nommée par le Congrès qui a établi un document de base visant à orienter la future discussion. Cependant, la nouvelle élection, cette fois-ci de conseillers constitutionnels, a abouti à une victoire écrasante de l'extrême droite, qui, avec la droite traditionnelle, a obtenu la majorité des sièges. Contrairement à la Convention, elle comptait moins de membres et seulement un représentant des peuples indigènes. Mais ce Conseil a commis la même erreur que la Convention qu’il l’a précédé : la droite a choisi d'imposer un texte encore plus conservateur et restrictif que la constitution léguée par Pinochet.

Une partie des principales critiques de ce nouveau projet constitutionnel se sont concentrées sur des articles liés à des questions telles que la protection de l'environnement, le profit dans le système éducatif, les peuples indigènes, la suppression du paiement des impôts locaux, la prolongation du système privé de pensions de retraite (AFP) et de santé (ISAPRES), les droits reproductifs et la défense de l'objection de conscience. Par exemple, le projet proposait de défendre la vie de celui qui est sur le point de naître plutôt que celle de la mère. Cela laissait une interprétation trop ouverte des droits reproductifs et assurait l'objection de conscience, ce qui aurait représenté un recul des droits des femmes, qui avaient jusqu'à présent avancé vers la dépénalisation de l'avortement grâce à la "Loi des Trois Causes" de Michelle Bachelet promulguée en 2017. Cette loi autorise l’interruption de la grossesse dans trois cas très précis : danger pour la vie de la femme, non-viabilité mortelle du fœtus et grossesse résultant d’un viol. Malgré ces avancements, les avortements sont toujours très difficiles à réaliser en raison de l’objection de conscience appliquée par certains médecins.

Le bilan et les perspectives d'avenir

Gabriel Boric a pris ses fonctions présidentielles le 11 mars 2022. Âgé de 36 ans, il est devenu l'un des présidents les plus jeunes du monde, représentant les générations nées après le coup d'État du 11 septembre 1973. Les attentes étaient très élevées dès le départ, principalement sur le plan symbolique. La jeunesse était associée à une nouvelle morale politique qui promettait de se différencier totalement des gouvernements précédents, en particulier de ceux de la coalition de centre-gauche qui avait dirigé le pays à cinq reprises. Près de deux ans se sont écoulés depuis ce moment et la situation n'est plus la même. L'inexpérience politique a marqué l'administration, obligeant le Président non seulement à effectuer plusieurs changements de cabinet, mais aussi à écarter ses collaborateurs les plus proches. La coalition au pouvoir a dû s'élargir, incluant actuellement des militants des anciens partis de la Concertation à des postes clés tels que les Finances et l'Intérieur.

Plusieurs scandales de détournement de fonds publics impliquant des militants des partis de la coalition au pouvoir, la vague migratoire et la crise de sécurité qui sévit dans le pays ont entraîné un désenchantement de la population à l'égard des promesses du gouvernement. Ces problèmes rendent nécessaires des solutions urgentes, redirigeant les efforts politiques vers de nouvelles priorités qui relèguent le changement constitutionnel au second plan. Le président Boric a déjà annoncé qu'un troisième processus constitutionnel ne serait pas possible durant le reste de son mandat. Si, au cours des quatre dernières années, la "fin de la peur" était devenue une réalité et que la population convergeait vers un changement constitutionnel, dans le Chili de 2024, après les deux rejets, seule la peur perdure.

 

Références

Banque Mondiale, « World Bank Group President Jim Yong Kim's Comments at Press Conference in Chile », 4 juillet 2013. URL : [https://www.worldbank.org/en/news/speech/2013/07/04/world-bank-group-pre...

OCDE, 2012, Indicateur du vivre mieux (Better life index).

OCDE, 2014, Society at a Glance. The crisis and its aftermath.

OCDE, Social Indicators, 2021.

Prensa Presidencia, « Compromiso : Por la Democracia, siempre », 11 septembre 2023. URL : [https://prensa.presidencia.cl/comunicado.aspx?id=250452]

Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), 2013, « L’essor du Sud : le progrès humain dans un monde diversifié », Rapport sur le développement humain.

Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), 2022, World Inequality Report.

 


[1] À propos du rejet de la première proposition de texte constitutionnel, voir l’édito publié dans la Lettre de l’IHEAL-CREDA le 30 septembre 2022 : Antoine Maillet, « Après le rechazo, le processus constituant chilien en suspens », http://www.iheal.univ-paris3.fr/fr/edito/apr%C3%A8s-le-rechazo-le-processus-constituant-chilien-en-suspens#overlay-context=fr

 

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