Edito
Édito
"Vivir Bien : le concept bolivien du Bien Vivre au travers des créations audiovisuelles"
Vivir Bien : le concept bolivien du Bien Vivre au travers des créations audiovisuelles
Jordie Blanc Ansari
Docteure en anthropologie, CREDA UMR 7227
C’est en janvier dernier que Jordie Blanc Ansari a soutenu sa thèse au CREDA. Elle a été récemment recrutée comme maîtresse de conférences en anthropologie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Ses collègues de l’IHEAL et le CREDA lui adressent leurs félicitations chaleureuses et se réjouissent de la voir poursuivre ainsi son chemin de chercheuse.
Jordie Blanc Ansari nous donne ici quelques aperçus sur sa recherche doctorale, particulièrement remarquable pour le caractère novateur de ses méthodes d’enquête. Elle y questionne la proposition du Vivir Bien, qui a tant alimenté les débats internationaux, en recourant aux méthodes audiovisuelles et participatives, pour décrypter la façon dont ce concept résonne dans la vie ordinaire.
En 2009, l’État Plurinational de Bolivie proclame sa nouvelle Constitution fondée sur le Vivir Bien. Ce concept d'origine indigène repris par le gouvernement d'Evo Morales (2006-2019) place la nature et les hommes au sein d’un système d’interconnexion et d’interdépendance[1]. Cette ré-appropriation des savoirs autochtones par la scène institutionnelle tend à repenser la gestion des ressources naturelles, l’éducation, l’agriculture, l’économie, la politique et, plus largement, la société, auxquelles les non-humains sont désormais inclus. Alors que les sciences sociales vont généralement du concret vers l’abstrait, le point de départ de cette recherche prend sa source dans un concept : le Vivir Bien.
La création de ce discours politique bolivien s'est inspirée des études décoloniales, en rupture face au modèle hégémonique capitaliste, désigné comme colonisateur de la pensée et de la Nature (Viveiros de Castro, Gudynas, 2015). Les savoirs autochtones se voient ainsi mobilisés comme une forme de résistance à la modernité (Escobar, 2014). Le concept du Vivir Bien traduit le lien étroit existant entre les cosmologies autochtones, l’environnement et les enjeux politiques, comme en témoigne l’inscription du Sumak Kawsay (traduction du concept en quechua) à l’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES)[2] (Demeulenaere, 2017).
Comment ce concept résonne-t-il dans la vie des acteurs locaux ? Quelles sont les modes d’appropriation, les catégories de perception et les formes de discours qui émanent des acteurs pour penser le Vivir Bien ? Ce travail se fonde ainsi sur une enquête ethnographique multi-située et participative appuyée sur des ateliers audiovisuels menés auprès de jeunes Boliviens au bord du lac Titicaca, dans la ville populaire d’El Alto, à La Paz ou encore, au coeur du Parc National Madidi à San José de Uchupiamonas. En mêlant des horizons divers : Altiplano / Amazonie, zone urbaine / périurbaine / rurale, populations marginalisées / autochtones / élites, nous avons interrogé les catégories de Nature et de Vivre-ensemble. Comment se diffusent-elles et se réinventent-elles dans la vie sociale des acteurs ? Comment les gens racontent-ils et se racontent-ils à travers le Vivir Bien ? Se dessine alors une analyse anthropologique du récit par l’image animée, par les narrations spontanées, par des récits de vie ou encore par les mythes (tradition narrative construite et normée).
Nous cherchons ainsi à questionner l’anthropologie du récit : en quoi permet-elle d’analyser les modes d’appropriation du concept du Vivir Bien et de la catégorie de nature en Bolivie ? De quelle manière les méthodes audiovisuelles et participatives ont-elles amené à un dialogue et une circulation de ces imaginaires pour questionner le contexte bolivien à l’heure de l’anthropocène ?
La proposition du Vivir Bien en Bolivie et du Buen Vivir en Equateur, a alimenté tant les débats internationaux que les politiques locales. Or, la réalité sud-américaine reste très contradictoire et relativement abstraite jusqu’à nos jours. Au lendemain de la promulgation des textes constitutionnels, le paradigme du Vivir Bien semblait un horizon d’attente venant bouleverser le modèle capitaliste productiviste. Bien que certaines initiatives aient cherché à aller dans ce sens, tel que le projet Yasuni ITT en Equateur (Chartier et Löwi, 2013, p.19), ces exemples épars, non aboutis pour beaucoup, sont restés à l’état de source d’inspiration. À l’aube des années 2020, le Vivir Bien apparaît alors comme un concept en latence.
Présentation de la démarche méthodologique
L’objectif de cette recherche doctorale était de comparer les multiples formes de représentation du concept du Vivir Bien qui place la Nature et les hommes au sein d’un système d’interconnexion et d’interdépendance, à travers le recueil de réalisations filmiques qui donnent à voir les images et les imaginaires.
L’usage d’une méthode participative par l’image permet de « capter » l’ambiance des individus, de la transmettre, de la partager et de procéder à une anthropologie comparée des cadres de perception. Le concept d’« ambiance » est utilisé en architecture et en urbanisme cherche à définir le milieu, l’atmosphère à partir des sens (Thibaud, 2012 ; Thibaud, Balez, Boyer, Couic, Fiori, Saraiva, Thomas et Tixier, 1998). Ici nous avons repris le concept d’« ambiance » en tant qu'approche sensorielle et intuitive forgée par l’environnement qui entoure l’individu, en intégrant la notion d’appartenance collective et d’identité. Quels sont les traits mis en lumière pour définir cet environnement qu’on fait sien et auquel on s’intègre ? Selon une approche biocentrique, l’individu fait partie intégrante de l’environnement qui l’entoure. Cette conscience d’appartenance à l’espace mêle ainsi la notion d’identité à celle de territoire puisque « je suis », « j’habite » et « j’appartiens » deviennent des formes d’existence déterminantes de l’identité. L’individu se définit toujours par rapport à l’alterité, (groupe voisin, ennemi, frontalier...) mais qu’en-est-il de l’autre non-humain, vivant ou non vivant (forêt / bâti), matériel ou immatériel (rocher / esprit) ? Se lire dans le vivant ou lire le vivant à travers soi peut contribuer à une nouvelle cartographie des frontières. Cela nous amène à comparer les catégories de perception pour appréhender les controverses écologiques et à subjectiver les rapports éco-sociaux.
Nous avons travaillé avec différents acteurs en réalisant cinq modules d’ateliers audiovisuels. Chaque module réunissait une dizaine de participants et se déroulait sur environ trois semaines en continu. L’objectif était de faire dialoguer les différentes classes sociales, les différentes générations, les femmes et les hommes, les identités indigènes ou non, les urbains et les ruraux, les sociétés andines et amazoniennes. Le premier tournage consistait à filmer son environnement avec une caméra à la main. La consigne était de filmer sans interruption un plan séquence d'environ 3 minutes. Ces images étaient par la suite présentées de façon brute, sans montage. Dans cet atelier en « tourné-monté », intitulé « Observation flottante de ma ville / de mon village », il était question d'enregistrer uniquement des images sans le son afin de permettre au participant de se concentrer sur le visuel qui l’entoure.
L’objectif est aussi de laisser libre cours à la créativité des jeunes afin de nourrir l’enquête. Sans penser préalablement aux images qu’ils vont filmer, ils déambulent dans leur environnement avec une caméra. Les participants doivent filmer ce qui attire leur regard, ce qu'ils aiment ou tout simplement ce qu'ils rencontrent sur leur passage. Au retour de ce premier tournage individuel et expérimental, nous procédons à l'enregistrement de leur voix narrant l’histoire de leur déambulation. Pour cela, nous projetons les images filmées sur un écran et nous enregistrons en direct les participants commentant leurs images. Leur discours n’est pas rédigé à l'avance, il s’agit davantage d’une forme de description du réel filmé par les acteurs eux-mêmes. Ils racontent spontanément le cheminement de leur pensée au gré des « flottements » et des incertitudes des images qu’ils ont prises. Cette performance orale explicite les images d'un point de vue sensible, émotif, argumentatif voire idéologique. Les objectifs de cet atelier sont à la fois d’observer le regard des acteurs locaux sur leur propre environnement, de percevoir les éléments qui attirent leur attention, de cibler les éléments qu'ils évitent, d’analyser les thématiques qu’ils abordent lorsque nous mentionnons le sujet du Vivir Bien.
Toutes les vidéos soulignent le regard des acteurs locaux face à la caméra, les questions qu’ils se posent, leurs manières de mener les entretiens avec les autres membres de la communauté, le choix des images qu’ils filment et l’évolution de la trame narrative qu’ils décident de suivre. La méthodologie employée a ainsi participé à la création d’un corpus de données singulier permettant de dresser un état des lieux des modes d’appropriations du concept du Vivir Bien. Par exemple, certains participants ont filmé la gestion des déchets ou des eaux usées afin de pointer du doigt les inégalités socio-environnementales qui entravaient un bien-vivre ensemble. D’autres ont filmé le ciel en abordant la question du changement climatique depuis le cosmos en échos à la cosmogonie andine. Dans un contexte de changement climatique, la vision biocentrique séduit les pays du Nord. Le concept du Vivir Bien s’articule ainsi à des logiques globalisées. Néanmoins, il reste encapsulé dans un débat théorique multi-interprétatif. La difficulté de l’application du paradigme Vivir Bien réside dans l’impossibilité à faire rejoindre la justice sociale et la justice écologique.
[1] Le terme « indigène » fait ici référence à son utilisation par les populations autochtones en Bolivie pour s’autodésigner.
[2] L’IPBES est une plateforme intergouvernementale scientifique et politique, sous l’égide de l’ONU, réunissant des experts sur la biodiversité et les services écosystémiques.
IHEAL-CREDA 2023 - Publié le 26 mai 2023 - La Lettre de l'IHEAL-CREDA n°76, juin 2023.