Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine
Centre de recherche et de documentation sur les Amériques

Édito

Ruptures et silences : la dictature brésilienne n’appartient pas au passé

Júlia DONLEY, Livia KALIL

Ruptures et silences : la dictature brésilienne n’appartient pas au passé
La mémoire comme champ de bataille, 61 ans après le coup d’État

Oh, pedaço de mim

Oh, metade exilada de mim

Leva os teus sinais

Que a saudade dói como um barco

Que aos poucos descreve um arco

E evita atracar no cais

Chico Buarque

Une moitié arrachée, exilée loin de l’être aimé. Un bateau qui, bien que visible à l’horizon, n’atteint jamais le quai. C’est ainsi que le compositeur brésilien Chico Buarque traduit en mots, dans un album sorti en 1978, le sentiment de Zuzu Angel. Cette femme avait perdu son fils, Stuart Angel Jones, assassiné en 1971 par les forces armées durant la dictature militaire brésilienne. Stuart, militant du Mouvement révolutionnaire 8 octobre (MR-8), a été emprisonné, torturé et assassiné un mois après l’anniversaire de ses 25 ans. Son corps n’a jamais été retrouvé. Pourtant, il avait été réclamé par sa mère autant en territoire brésilien qu’à l’international avant qu’elle ne soit elle-même assassinée par les militaires dans un accident de voiture simulé. Le corps de Stuart Angel est la moitié « exilée » d’une mère qui, comme tant d’autres, n’a jamais pu voir s’accoster au quai de l’histoire la justice pour son enfant.

Zuzu Angel ne fait malheureusement pas exception. La famille de Rubens Paiva connaît un sort similaire. Ingénieur et homme politique, Paiva est emprisonné, torturé et assassiné après avoir été mentionné dans une lettre interceptée dans le courrier de jeunes exilées au Chili qui rentraient au pays. Sa disparition marque profondément ses proches, en particulier son épouse, Eunice Paiva. Veuve dans le Brésil conservateur, elle élève seule ses cinq enfants, tout en menant une lutte pour faire reconnaître le régime militaire comme responsable de la mort de son mari - ce qu’elle obtiendra vingt-cinq ans plus tard, en 1996. Avocate, Eunice Paiva s’engage également dans la défense des peuples autochtones, victimes des politiques de l’État brésilien, pendant et après la dictature. À l’image des mères, épouses, sœurs de disparus, elle reste sur le quai de l’histoire, dans l’attente et en lutte pour la vérité, la mémoire et la justice.

En 2015, leur fils, Marcelo Rubens Paiva, publie le livre Ainda estou aqui. À l’instar de Chico Buarque, il choisit de raconter l’histoire de l’attente et de la persistance plutôt que celle de la disparition. En effet, le récit porte moins sur l’absence du père, que sur ceux qui restent et qui font face au manque de celui qui leur a été arraché. Neuf ans plus tard, Walter Salles adapte cette histoire au cinéma. Le film homonyme connaît un succès international et remporte l’Oscar du meilleur film étranger en 2025, Entre vie intime et engagement public, l’Eunice Paiva de Walter Salles incarne la figure de la résistance. Son histoire personnelle s’inscrit dans l’histoire collective de milliers de familles brésiliennes frappées par le régime. Elle devient un point d’entrée vers la compréhension politique et humaine d’une des dictatures militaires les plus longues d’Amérique latine.

Le coup d’État du 31 mars 1964 renverse le président João Goulart et instaure une dictature qui durera jusqu’en 1985. Soutenus par une partie des élites économiques du pays et les États-Unis, les militaires imposent un régime autoritaire marqué par une répression brutale : arrestations arbitraires, censure, disparitions forcées et torture deviennent des outils de contrôle et de terreur contre les opposants politiques. Les chiffres officiels des violences (434 morts et disparus) sont considérés comme largement sous-estimés par des chercheurs et des acteurs politiques spécialisés. Les échos résonnent encore aujourd’hui dans la mémoire collective du pays, symbolisant la fragilité de la démocratie et la difficulté à réparer les crimes commis.

Contrairement à l’Argentine, où la transition démocratique s’est accompagnée de procès et de sanctions, la démocratie brésilienne s’est reinstaurée “en douceur”. Dans ce processus, la loi d’amnistie n° 6.683 promulguée en 1979 a permis aux auteurs de violations des droits humains de bénéficier d’une impunité quasi totale. Beaucoup ont continué à occuper des fonctions au sein de l’État et dans la société civile. Cette impunité, qui pendant longtemps n’a pas ou peu été remise en question, continue de hanter la société brésilienne. En empêchant toute poursuite judiciaire contre les responsables, la loi fige les récits, entrave les réparations et nourrit une mémoire nationale lacunaire, prise entre oubli volontaire et reconnaissance inaboutie. Présentée à l’époque comme un instrument de “réconciliation nationale”, elle est aujourd’hui largement critiquée pour avoir entravé l’accès à la justice. 

Depuis plusieurs années, des juristes, des familles de victimes et des acteurs de la société civile contestent la validité de cette loi d’amnistie face à certains crimes qualifiés de “permanents” — comme la dissimulation de cadavres — pour lesquels l’imprescriptibilité est défendue. Ce débat connaît un regain d’actualité en 2024, lorsqu'un ministre du Supremo Tribunal Federal (STF) Flávio Dino, cite le cas de Rubens Paiva lors d’une audience, relançant la discussion sur la réouverture  des enquêtes liées à la dictature. Inspiré notamment par la visibilité retrouvée de cette affaire à travers le film de Walter Salles, Dino plaide pour une relecture de la loi d’amnistie à la lumière du droit international.

Cette remise en cause croissante de la loi d’amnistie s’inscrit dans un processus plus large de construction de la mémoire démocratique au Brésil. En 2011, le gouvernement de Dilma Roussef, elle-même ancienne résistante torturée sous la dictature, crée la Commission Nationale de la Vérité (CNV). La CNV avait pour mission d’enquêter sur les violations des droits humains commises entre 1964 et 1985. Pendant trois ans, elle a mobilisé des ressources humaines et institutionnelles pour recueillir des témoignages, analyser des documents et établir un rapport détaillant les actes de torture, les disparitions forcées et les assassinats perpétrés par le régime militaire. Malgré l’ampleur de ce travail, l’impact de la commission reste limité. Si les faits sont désormais partiellement documentés et reconnus dans l’espace public, la loi d'amnistie de 1979 empêche toujours la poursuite judiciaire des responsables. L’armée, quant à elle, refuse de collaborer pleinement avec la commission, entravant le travail de la CNV. En 2016, la destitution de Dilma Rousseff lors d’un coup d’État institutionnel marque un tournant. Son successeur, Michel Temer, met un terme au travail de mémoire engagé. Non seulement son gouvernement se désintéresse de ce travail, mais il opère un recentrage politique qui minimise les violences de la dictature, ménageant ainsi les secteurs militaires et les partisans d’une réécriture révisionniste de l'histoire. 

Si l’interruption du travail de la CNV illustre les tensions persistantes autour du passé dictatorial, elle ouvre également la voie à de nouvelles formes d’attaques contre la mémoire démocratique. Dès les manifestations de juin 2013, pourtant initialement portées par des revendications sociales, on assiste à l’émergence paradoxale d’appels à une intervention militaire. Cette demande d’ordre autoritaire s’appuie sur un révisionnisme historique croissant, qui remet en cause le récit national de la dictature et banalise les violences d’État. L’élection de Jair Bolsonaro en 2018, marquée par un discours nostalgique de la dictature et une valorisation des figures militaires, accélère ce processus et témoigne de la montée en puissance de l’extrême droite au Brésil. Son mandat renforce la polarisation politique, fracturant profondément la société, et réhabilite politiquement la dictature de façon de plus en plus assumée dans le discours public et institutionnel. À l’issue des élections de 2022, des milliers de partisans de l’extrême droite refusent de reconnaître la victoire de Luiz Inácio Lula da Silva. Ils installent des campements devant plusieurs quartiers généraux militaires à travers le pays, appelant ouvertement à une intervention des forces armées. Ces campements, maintenus pendant plus de deux mois, seront finalement démantelés après la tentative de coup d’État du 8 janvier 2023, la plupart dès le lendemain, par les forces de sécurité.

Cependant, les idées qui circulaient dans ces campements continuent de se diffuser dans l’espace public et institutionnel, alimentant la réécriture autoritaire de l’histoire. Les sciences sociales jouent ici un rôle important dans ces enjeux de mémoire, en produisant de nouveaux savoirs et en apportant des preuves inédites. Face aux tentatives d’effacement ou de déformation des faits historiques, elles offrent des outils analytiques permettant d’éclairer les processus de construction des récits collectifs et de contribuer à la visibilisation des populations longtemps restées en marge des récits officiels sur la dictature, bien que des travaux récents mettent en lumière les formes de violence qu’elles ont pu subir. Or, ces évènements représentent un défi pour celles et ceux qui interrogent le passé dans l’ère de la post-vérité. Les enjeux méthodologiques et épistémologiques pour les jeunes chercheur•es sont toujours à construire, adapter et améliorer. 

C’est dans cette perspective que l’Association pour la recherche sur le Brésil en Europe (ARBRE) et l’Institut des Hautes études de l’Amérique latine (IHEAL) – Centre de recherche et de documentation des Amériques (CREDA) organisent le colloque international Brésil : Penser la dictature à l’heure du soixantenaire du coup d’État militaire les 31 mars et 01 avril 2025 au Campus Condorcet à Aubervilliers. Il a le soutien de plusieurs institutions françaises et internationales, dont l’Institut universitaire de France, le laboratoire Pléiade (Université Sorbonne Paris Nord), le CRH-CNRS (EHESS), le Centre de recherche et de documentation sur les Amériques (CREDA, CNRS/IRD, Université Sorbonne Nouvelle) et l’ambassade du Brésil en France. Le colloque vise à dresser un bilan critique des recherches récentes sur la dictature militaire brésilienne (1964-1985) et à analyser les continuités autoritaires dans le Brésil contemporain. Il s’inscrit dans les débats actuels sur les relations entre histoire, justice et mémoire, en interrogeant les enjeux des transitions politiques en Amérique latine et les formes de commémoration. En parallèle des discussions académiques, une table ronde sera consacrée à la production culturelle et artistique ainsi qu’aux trajectoires militantes liées à la dictature militaire, explorant leur rôle dans la construction de récits sur le  passé contemporain brésilien. Un café-débat sera également organisé afin de présenter et débattre d’ouvrages récents consacrés au régime militaire brésilien.

Soixante et un ans après le coup d’État de 1964, le passé continue de hanter le présent. Entre résurgence des discours autoritaires et luttes pour la mémoire, l’histoire de la dictature reste un champ de bataille au Brésil comme ailleurs en Amérique latine, où le révisionnisme refait surface. Ce colloque est une invitation à croiser savoirs académiques et expressions artistiques pour mieux comprendre les fractures et les résistances d’hier et d’aujourd’hui. Parce que penser la dictature, c’est refuser qu’elle recommence. Ditadura nunca mais!

1. Oh, partie de moi / Oh, moitié exilée de moi / Part avec tes marques / Que la saudade blesse comme un bateau / Qui peu à peu décrit un arc / Et évite de s'amarrer au quai

 

Edito de la Lettre de l'IHEAL - CREDA, mars 2025 n°86

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